Mindfuck

« Mindfuck, le complot Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux », livre de Christopher Wylie, propose au lecteur le récit haletant d’une entreprise mondiale de manipulation qui a permis la victoire de Trump et du Brexit.

Âgé de seulement trente ans, Christopher Wylie a déjà vécu plusieurs vies. Né en Colombie Britannique (Canada), il quitta l’école à l’âge de 16 ans et se passionna pour le traitement de données, avec un détour par le piratage. Il travailla pour le Parti Libéral canadien, pour la campagne de Barak Obama, pour le Parti Libéral Démocrate britannique.

Il travailla en 2013-2014 pour SCL, une société britannique spécialisée dans la mise sous influence d’élections dans des pays du tiers-monde. SCL créa aux États-Unis Cambridge Analytica pour peser sur l’élection présidentielle de 2016. Wylie créa sa propre société, Eunoia Technologies, et la dirigea de 2014 à 2017 comme concurrente de Cambridge Analytica. En 2018, il devint « lanceur d’alerte » et participa à des commissions d’enquête en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Christopher Wylie

Quantifier les tendances culturelles

Son livre, « Mindf*ck, Cambridge Analytica and the plot to break America » enjolive probablement beaucoup la réalité. Wylie n’y parle pas de sa propre société Eunoia, et minimise probablement son rôle dans le Brexit et l’utilisation frauduleuse de données de Facebook. Il reste qu’il se lit comme un roman et donne des clés de compréhension des enjeux des « Gafas », ces géants américains de l’Internet.

L’auteur se dit fasciné par les possibilités ouvertes par l’utilisation de masses de données en psychologie sociale. « Si nous pouvions mettre la société dans un ordinateur, nous pourrions commencer à tout quantifier et encapsuler des problèmes tels que la pauvreté et la violence ethnique dans un ordinateur, nous pourrions simuler comment les résoudre. » Entre l’utopie du chercheur et l’utilisation dans le monde réel, le fossé est considérable. L’auteur doit bien constater que la quantification des tendances culturelles s’est convertie en « arme de destruction psychologique de masse ».

Christopher Nix

Une entreprise de corruption

Un personnage clé est Alexander Nix, le fondateur et dirigeant de SCL. Nix est décrit comme un pur produit de la haute bourgeoisie anglaise, dandy, avide, brutal avec ses collaborateurs, séducteur. Pour gagner des contrats, il est prêt à toutes les compromissions et corruptions. Ceci causera sa perte lorsque Wylie et Channel Four organiseront un faux déjeuner avec un faux politicien Sri Lankais. Tous les convives étaient des figurants. Chaque table était équipée de micros et de caméras. Nix expliquera naïvement tout ce que son entreprise était capable de faire.

Lorsque Nix découvre que, par l’intermédiaire d’un chercheur à Cambridge, Alexander Kogan, il peut mettre la main sur 87 millions de profils Facebook, il est émerveillé. L’équipe de Christopher Wylie croise les données Facebook avec des informations sur les prêts immobiliers, la voiture, les abonnements à des revues. Lorsqu’au hasard, on tire le nom d’une utilisatrice Facebook dans le Nebraska et que Nix la prend au téléphone, il vérifie point par point toute l’information rendue disponible par l’application développée par ses collaborateurs.

Un passage amusant du livre est la mystification montée par Nick pour séduire Steve Bannon, le second personnage clé de notre histoire. Il fait monter un siège totalement fictif à Cambridge, avec ordinateurs non connectés et figurants, pour donner l’impression d’une immersion dans le monde universitaire. Bannon, qui rêve de mystifier les Américains, est lui-même pris au piège !

Steve Bannon

Un esthète de la révolte

Steve Bannon, qui jouera ensuite un rôle-clé auprès de Donald Trump, est alors totalement inconnu. Christopher Wylie ne cache pas une certaine connivence avec lui. Ils partagent une commune passion pour la mode, qui, comme la politique, concerne la manière dont les gens se voient eux-mêmes par rapport aux autres. Le « look » est une partie essentielle de l’identité que se donnent les extrémistes, par exemple les djihadistes.

Bannon est un « esthète de la révolte ». Son but est de semer le chaos afin de libérer les Américains moyens du joug du politiquement correct et leur permettre d’être vraiment eux-mêmes, libérés du conditionnement par l’État. Quand il prend la direction de Cambridge Analytica, une société de droit américain filiale de SCL et financée par le millionnaire américain Robert Mercer, il sait qu’il a les moyens de son projet.

Les experts de Cambridge Analytica s’intéressent spécialement aux « Incels », les « célibataires involontaires », des hommes qui se sentent ignorés et châtiés par une société – en particulier les femmes – qui ne valorise plus les hommes moyens. Ils ciblent aussi tous ceux qui répriment leurs préjugés, racistes, misogynes, et vivent le politiquement correct comme une oppression.

Quand les hommes « blancs » sortent du placard

Ils quantifient des profils psychologiques à partir de cinq caractéristiques : ouverture d’esprit, conscience, extraversion, caractère agréable, neurasthénie. S’y ajoutent les 3 caractéristiques de la « triade sombre » : narcissisme (extrême centrage sur soi), machiavélisme (auto-intérêt sans règle) et psychopathie (détachement émotionnel). Le but de Steve Bannon est d’identifier, parmi les profils Facebook disponibles, ceux qui sont le plus psychologiquement déséquilibrés. Les hommes « blancs », écrit l’auteur, « ressentaient une expérience subjective d’oppression dans leur propre esprit. Et ils étaient prêts à émerger du placard et à revenir à un temps où l’Amérique était grande – pour eux (…) Bannon savait qu’il n’y avait pas de force puis puissante qu’un homme humilié. »

L’auteur nous donne des clés pour comprendre l’incompréhensible : pourquoi, par exemple, Trump a-t-il été élu malgré ses interventions sexistes et racistes ? Justement, à cause d’elles ! Pour une partie de son électorat, il apparaissait comme celui qui avait le courage de les libérer du politiquement correct. Il défendait leur identité menacée.

Comment se fait-il que des mouvements religieux, directement inspirés de la Bible, puissent épouser des idées ouvertement racistes ? Parce qu’ils croient qu’ils vivent dans un monde juste gouverné par un Dieu juste. Si les réfugiés souffrent, il y a une raison !

Pourquoi les électeurs de Trump n’ont-ils pas compris que la guerre commerciale avec la Chine avait toute chance de menacer leurs emplois ? Parce que « les personnes mues par la colère accepteraient qu’un dommage à l’économie nationale soit fait s’ils pouvaient utiliser la guerre commerciale comme un moyen de punir les groupes d’immigrants et les libéraux urbains. »

Mark Zuckerberg

Déchirer le tissu social

Cette propagande infecte le corps social, en partant des plus perméables au conspirationnisme. Son but, écrit Wylie, « est de déchirer notre tissu social. Ils veulent que nous nous haïssions les uns les autres. »

Le dernier personnage-clé du livre est Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, mis sur la sellette pour avoir laissé s’évaporer dans la nature les données sur des dizaines de millions d’utilisateurs. Zuckerberg a été sommé de s’expliquer sur le respect de la vie privée par Facebook devant le Congrès américain et le Parlement européen. En représailles, Wylie a été « banni » de Facebook, comme les criminels étaient autrefois bannis de leur pays. Il découvrit à ses dépens que nombre d’applications, comme la réservation d’un taxi, passaient par une identification Facebook et qu’il se trouvait dans la situation d’un paria numérique.

Défendre la vie privée, réguler les Gafas

Christopher Wylie se fait le défenseur acharné de la prie privée : « La vie privée est l’essence même de notre pouvoir de décider qui et comment nous voulons être – la vie privée a trait à la croissance humaine et à la capacité d’agir. »

En conclusion à son livre, il propose quatre lignes d’action :

– Élaborer un code de la construction pour Internet (architecture soucieuse de la sécurité du public)

– Doter les ingénieurs créateurs de logiciels d’un code d’éthique

– Considérer l’Internet comme un service d’intérêt public (comme l’électricité, l’eau, les routes)

– Créer d’une instance de régulation de l’Internet. Reconnaître que ce n’est pas un service gratuit, mais un échange : de l’argent contre vos données.

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