Dans Musicophilia, le neurologue Oliver Saks explore, selon de multiples angles d’approche, les relations qui existent entre le cerveau et la musique.
« Transhumances » a récemment publié une note de lecture du livre de Pierre Lemarquis « Sérénade pour un cerveau musicien ». L’ouvrage d’Oliver Saks a un parti-pris davantage scientifique : l’apparat critique (notes et bibliographie) occupe un bon tiers du volume. Mais il fait la part belle à des expériences de patients, y compris les siennes propres en tant que sujet à des hallucinations médicales. Cela donne à son livre une exceptionnelle épaisseur humaine. Il touche aussi à des interrogations philosophiques : que reste-t-il du « soi » lorsqu’une maladie dégénérative du cerveau ôte la mémoire d’événements survenus il y a seulement quelques secondes ? Quelle est la personnalité d’un être que la musique habite de manière obsessionnelle et exclusive ?
Le cas le plus émouvant est celui de Clive Wearing, un musicien professionnel soudainement victime d’une infection cérébrale qui détruisit les zones de son cerveau impliquées dans la mémoire. Sa capacité de retenir quelque chose était limitée à quelques secondes ; ensuite, tout était effacé. « Clive avait en permanence l’impression d’avoir juste émergé de l’inconscience, parce qu’il n’avait pas de preuve dans son propre esprit d’être éveillé auparavant – je n’ai rien entendu, rien vu, rien touché, rien senti, disait-il. C’est comme être mort. »
Or, à l’étonnement de sa femme et de son entourage, il y a une activité dans laquelle Clive continue à exceller et à être pleinement lui-même : jouer de la musique et chanter. « Il est possible, dit Oliver Saks », que Clive, incapable de se souvenir ou d’anticiper des événements, est en mesure de chanter, de jouer et de diriger de la musique parce que se souvenir de la musique n’est pas du tout, au sens usuel, se souvenir. Se souvenir de la musique, l’écouter ou la jouer, c’est entièrement dans le présent ».
Musicophilia est un hymne à la musique. La musique donne une structure, une direction, un tempo. Elle peut aider des aphasiques à retrouver les mots, des parkinsoniens à se remettre en mouvement. La musique suscite des émotions qui peuvent conduire des malades d’Alzheimer à rejoindre des souvenirs très profondément enfouis. Pour les malades atteints du syndrome de Williams, que la société considère comme des débiles, elle constitue un don particulier.qui les valorise aux yeux, et surtout aux oreilles, de la société.
Dans le livre d’Oliver Saks, on va d’étonnement en étonnement. L’un d’entre eux est que la route du tympan au cerveau n’est pas à sens unique : le cerveau peut renvoyer au tympan des signaux sonores d’une très grande complexité. C’est ce qui permit à Beethoven d’entendre ses propres compositions alors qu’il était devenu sourd, ou ce qui explique les hallucinations sonores de personnes hantées, nuit et jour, par des mélodies jouées par des orchestres virtuels.
On est aussi frappé par la plasticité du cerveau, qui explique les dons musicaux de nombre d’aveugles de naissance. Les zones du cerveau normalement dédiées à la vision sont réallouées à l’audition ou au toucher.
Une leçon personnelle que je tire de ce beau livre est combien l’apprentissage précoce et la pratique constante de la musique peut se transformer en kit de survie lorsqu’avec le grand âge la mémoire s’efface et la personnalité se dissout.