Nine

  

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 Le film Nine de Rob Marshall est l’adaptation cinématographique d’une comédie musicale de Broadway inspirée par Huit et demie de Fellini. Belles femmes, chorégraphies impeccables, parfum d’Italie, nostalgie du grand cinéma italien, sentiments…

Dans « 8 ½ », Marcello Mastroianni  jouait le rôle de Guido Anselmi, un metteur en scène entouré par une cour d’admiratrices mais en panne d’inspiration. Dans « 9 », Daniel Ray-Lewis est le metteur en scène Guido Contini, censé commencer le tournage de son film « Italia » dans les studios de Cinecittà, mais sans le moindre scénario. Guido est environné de femmes, à commencer par sa mère (Sophia Loren), sa ravissante épouse (Marion Cotillard), son amante rapace (Penélope Cruz) et sa muse (Nicole Kidman). Oppressé par la catastrophe professionnelle qui s’annonce, sa crise personnelle prend un tour aigu.

Le film de Rob Marshall, metteur en scène de Chicago, est une grande comédie musicale américaine, ne lésinant pas sur les danseurs, les costumes et les décibels, parfaite dans son exécution. Son évocation de l’Italie, et spécifiquement de l’Italie de Fellini, ne sonne pas faux : une part du tournage a eu lieu dans ce pays, et on sait combien l’héritage italien est partie intégrante du patrimoine culturel américain. De Fellini, on retrouve la mise en scène des corps féminins jusqu’au vertige, la nostalgie d’une enfance en noir et blanc, les ecclésiastiques, les décors baroques grandioses en carton plâtre, les visages transfigurés par un éclairage. Le spectateur se trouve envoûté dans un univers étrange et beau.

Le personnage joué par Ray Lewis fait envie : riche, admiré, entouré de femmes superbes qui l’adorent et s’offrent à lui. Mais peu à peu on découvre un homme fragile, puis brisé, puis cherchant à se reconstruire humblement dans la reconquête de sa femme.

(Photo du film Nine)

Nuit

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 En septembre 2008, on diagnostiqua à l’historien Tony Judt une maladie dégénérative qui ayant progressé à grande vitesse le laisse aujourd’hui tétraplégique et intubé. Tony a accordé une interview au journaliste du Guardian Ed Pilkington dans laquelle il dit : « j’ai été obligé de penser très fort à ce que cela signifie d’être moi, ce que cela signifie d’être une personne qui n’est qu’un cerveau. Le « roseau pensant » de Pascal le saisit bien, parce que je ne suis qu’un paquet de muscles morts pensant ». The Guardian publie un essai de Tony Jude intitulé Night. En voici un extrait.

« Je souffre d’une infirmité motrice cérébrale, dans mon cas la sclérose amyotrophique latérale (ALS) : la Maladie de Lou Gerhig. Les infirmités motrices cérébrales sont loin d’être rares : la maladie de Parkinson, de multiples scléroses et une variété de maladies moins graves se placent toutes sous ce chapitre. Ce qui est distinctif au cas de l’ASL – la moins commune dans la famille des maladies neuromusculaires – c’est d’abord qu’il n’y pas de perte de sensation (ce qui est une relative bénédiction) et ensuite qu’il n’y a pas de souffrance. Au contraire de presque toutes les autres maladies graves ou mortelles, on est donc libre de contempler à loisir et dans un inconfort minimal le progrès catastrophique de sa propre dégradation.

(…) Une fois que j’ai été « préparé » pour la nuit (…) je gis là : ligoté, myope et immobile comme une momie des temps modernes, seul dans ma prison corporelle, accompagné pour le reste de la nuit seulement par mes pensées.

(…) Ma solution a été de faire défiler ma vie, mes pensées, mes fantasmes, mes souvenirs, mes trous de mémoire et ainsi de suite jusqu’à ce que je tombe sur des événements, des personnes ou des histoires que je puisse employer pour divertir mon esprit du corps dans lequel il est enveloppé.

(…) Cette vie nocturne de cancrelat est cumulativement intolérable même si pour chaque nuit prise individuellement elle est parfaitement gérable. « Cancrelat » est naturellement une allusion à la Métamorphose de Kafka dans lequel le protagoniste se réveille un matin pour découvrir qu’il a été transformé en insecte. Le sens de l’histoire réside autant dans les réactions et l’incompréhension de sa famille que la relation de ses propres sensations, et il est difficile de ne pas penser que même l’ami ou le proche le mieux intentionné et généreux ne peut espérer comprendre l’impression d’isolement et d’emprisonnement que cette maladie impose à ses victimes. »

(http://www.guardian.co.uk/theguardian/2010/jan/09/tony-judt-motor-neurone-disease, photo The Guardian)

Bright Star

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Le film Bright Star de Jane Campion met en scène l’histoire d’amour du poète romantique John Keates avec sa voisine Fanny Brawne. Sur le navire qui l’emmenait vers Rome, où il devait se soigner de la tuberculose et en mourut, Keates écrivit ce poème pour Fanny.

Bright star, would I were stedfast as thou art

Not in lone splendour hung aloft the night / And watching, with eternal lids apart, / Like nature’s patient, sleepless Eremite, / The moving waters at their priestlike task / Of pure ablution round earth’s human shores, / Or gazing on the new soft-fallen mask / Of snow upon the mountains and the moors

No

Yet still stedfast, still unchangeable, / Pillow’d upon my fair love’s ripening breast,/ To feel for ever its soft fall and swell, / Awake for ever in a sweet unrest, / Still, still to hear her tender-taken breath,/ And so live ever

Or else swoon to death.

Brillante étoile, je voudrais être aussi inébranlable que toi

Non pas suspendu dans la splendeur solitaire en haut de la nuit / A regarder, les paupières éternellement ouvertes, / Le eaux changeantes dans leur fonction sacerdotale de purification des rivages de la terre / ou à observer le masque léger de la neige / tombant sur les montagnes et les landes

Non

Mais encore inébranlable, encore inaltérable / La tête sur la poitrine mûre de mon cher amour comme sur un oreiller /Pour sentir pour toujours son doux flux et reflux / Eveillé pour toujours dans une douce insomnie / Entendre encore, encore, sa respiration pleine de tendresse / et vivre ainsi pour toujours

Ou bien me pâmer à en mourir.

(Photo : Bright Star de Jane Campion)

Train de nuit pour Lisbonne

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Je propose aujourd’hui une lecture dur roman de Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne (Nachtzug nach Lissabon, btb 2004).

Lorsque Raimund Gregorius, professeur de lettres anciennes aux allures de rat de bibliothèque désespérément myope, se rend comme d’habitude au lycée où il enseigne à Berne,  il ne se rend pas compte que sa vie va définitivement basculer en un instant. Il empêche une jeune femme désespérée de se jeter à la rivière. Lorsqu’il lui demande sa langue maternelle, elle répond « português », et c’est un enchantement. « Le o prononcé étonnamment comme ou, la légèreté, un ton au-dessus, étrangement contrainte, du ê et le doux ch à la fin du mot s’assemblaient dans une mélodie qui semblait beaucoup plus longue qu’elle n’était en réalité, et cela, il aurait pu l’écouter tout au long de la journée. »

« Mundus », l’irremplaçable et irrémédiablement prévisible pilier du lycée, s’enfuit de Berne par le train de nuit pour Lisbonne. Il part sur les traces de l’auteur d’un livre découvert chez un bouquiniste dans les premières heures de son échappée : Amadeu Inácio de Almeida Prado, um ourives das palavras, un orfèvre des mots, publié à Lisbonne en 1975. A cinquante sept ans passés, il cherche à savoir qui il est vraiment, à imaginer ce qu’aurait été son destin s’il avait accepté le poste de précepteur qu’on lui proposait à Ispahan au sortir de ses études. Assailli de vertiges, il craint une tumeur au cerveau et se prépare à un bilan neurologique décisif. Amadeu de son côté se savait atteint d’anévrisme et portait dans son cerveau une bombe à retardement qui le tua en 1973.

Précocement doté d’une intelligence brillante, médecin de profession, Amadeu écrivit au scalpel la chronique de ses expériences existentielles, à la recherche de sa vérité intime. Fils d’un père juge au corps torturé par une infirmité et d’une mère qui faisait porter sur lui le poids de son ambition,  il chercha sa voie dans un Portugal salazariste qui broyait ses opposants.

Gregorius se met tel un détective de l’âme sur la piste d’Amadeu. Il rencontre Adriana, sa sœur, qui a arrêté le temps à l’heure de sa mort et ne vit plus que dans l’exclusive possession de son souvenir. Mélodie, la petite sœur au pas léger qui semble ne pas toucher terre. João Eça, le résistant torturé par la PIDE, avec qui il parle de dignité : faire dans son pantalon sous la torture, dit João, n’était pas une humiliation ; mouiller ses draps la nuit dans sa maison de retraite le fait se sentir indigne. Jorge, l’ami d’enfance, le confident de toute une vie jusqu’à ce que l’irruption de Estefânia Espinhosa dans la vie de l’un et de l’autre provoque une atroce rupture. Maria João, l’amie d’enfance, qui encore aujourd’hui, âgée de plus de quatre vingts ans, diffuse un incroyable sentiment de sécurité et de confiance.

Agé de dix-sept ans, Amadeu avait donné comme major de promotion le discours de clôture de l’année scolaire. Il l’avait intitulé « révérence et dégoût pour le nom de Dieu ».

«  Je ne voudrais pas vivre dans un monde sans cathédrales. J’ai besoin de leur beauté et de leur grandeur. J’ai besoin d’elles contre la vulgarité du monde. Je veux élever le regard sur les verrières illuminées des églises et me laisser aveugler par leurs couleurs mystérieuses. J’ai besoin de leur éclat : j’en ai besoin contre les couleurs sales des uniformes. Je veux me laisser envelopper par la froideur austère des églises. Jai besoin de leur silence impérieux. J’en ai besoin contre le braillement sans âme des cours de caserne et le bavardage spirituel des béni-oui-oui. Je veux entendre le frémissement de l’orgue, le déluge aérien de sons. J’en ai besoin contre la farce stridente des marches militaires. J’aime les gens qui prient. J’aime les regarder. J’en ai besoin contre le poison malicieux du superficiel et du vide de la pensée. Je veux lire les mots puissants de la Bible. J’ai besoin de la force irréelle de leur poésie. J’en ai besoin contra la dilapidation du langage et la dictature des slogans. Un monde sans ces choses serait un monde dans lequel je ne voudrais pas vivre.

Mais il y a un autre monde dans lequel je ne voudrais pas vivre : le monde où le corps et une pensée indépendante sont disqualifiés et où les meilleures choses que nous puissions expérimenter sont dénoncées comme des péchés. Le monde qui demande l’amour des tyrans, esclavagistes et assassins, que leurs pas de bottes brutaux se réverbèrent au long des rues dans un écho assourdissant ou qu’ils se glissent en catimini avec un silence félin tels des ombres peureuses au long des rues et touchent leurs victimes au cœur avec de l’acier perçant. Ce qui est le plus absurde est que les gens sont exhortés depuis la chaire à pardonner à de telles créatures et même à les aimer (…). J’aime le mot de Dieu car j’aime sa force poétique. Le nom de Dieu me dégoute car je hais sa cruauté. »

Amadeu était surnommé de son vivant « le prêtre sans Dieu ». En suivant ses pas, Raimund Gregorius prend le risque de perdre ses repères. Mais lui, l’incurable myope, voit le monde avec un autre regard, il s’engage avec les gens dans une relation d’une profondeur inouïe. A Lisbonne, sa vie s’est dilatée.

(Photo : Plasis des Marquis de Fronteira à Lisbonne)