Coiffeurs de Goma

A Goma, à l’Est du Congo, les coiffeurs de rue sont devenus les pivots de la prévention du Sida.

« Goma (à l’Est du Congo, à la frontière avec le Rwanda) est une ville avec une population de 350.000 habitants dans laquelle le Sida est répandu. Amenée de l’extérieur, une coûteuse initiative pour organiser une campagne s’avéra inefficace. La solution ne pouvait venir que de la population elle-même (population dont la moyenne d’âge n’est que de 26 ans). A la fin, la délivrance vint des coiffeurs locaux. Environ 1.500 coiffeurs se rendirent compte de ce qu’ils étaient les mieux placés pour parler du Sida, puisque leurs salons étaient situés aux carrefours. Ils se donnèrent le nom de « citoyens coiffeurs » ou « d’éducateurs de base ». En raison de leur crédibilité dans la rue, ce groupe est maintenant le point focal d’une information et d’une prévention significatives et réussies. »

Ce texte est issu d’une interview publiée dans la revue Crisis Response (http://www.crisisresponsejournal.com/) de Michel Séguier par Patrick Lagadec. Michel est co-auteur de « Pratiques émancipatrices, actualités de Paulo Freire (Syllèpse, 2009), Patrick est directeur de recherche à l’Ecole Polytechnique (http://www.patricklagadec.net/).

Conte de Noël

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En ce jour de Noël, je propose un conte écrit il y a sept ans dans le cadre d’une célébration de la Communauté Chrétienne dans la Cité, à Paris. George Bush n’est plus président des Etats-Unis, mais Sangatte reste un lieu de trafic, de malheur et d’espérance.

Trois hommes dégustent un whisky au bar du Star Hotel de Stockholm. Ils reviennent du Palais Royal, où vient de leur être décerné un prix Nobel pour leur éminente contribution au progrès de l’humanité. Gaspard a reçu le Prix de Médecine pour ses travaux sur la carte du génome du rat des champs. Melchior s’est vu récompenser pour la mise en évidence de la disparition des cycles dans la Nouvelle Economie. A Balthazar a été attribué le Prix Nobel de la Paix pour sa médiation dans le conflit entre la Tartarie et le Gonflustan Occidental. Remplis de légitime orgueil, les trois sommités sirotent leur  Chivaz. 

Melchior

Mon cher Gaspard, vos révélations sur la carte du génome du rat des champs sont stupéfiantes. Ainsi, 99% de leurs chromosomes sont communs aux humains ?

Gaspard

C’est bien  cela. Notre découverte ouvre de grandes possibilités à la médecine : le rat au secours de la santé de l’homme ! Mais réduire le champ de la maladie sur le terrain de l’économie, n’est-ce pas ce que vous avez vous-même si brillamment réussi, cher Melchior ?

Melchior

Mon mérite est minime. Je me suis contenté de diriger une équipe, et tout le mérite lui revient. Nous avons établi en effet que, dans la Nouvelle Economie, le raccourcissement des délais de production tend à supprimer les cycles économiques. En somme, nous avons trouvé la recette de la prospérité pour tous et, finalement, cher Balthazar, un élixir de paix.

Balthazar

L’ambition d’un Prix Nobel de la Paix, cher Melchior, est de se trouver au chômage. Mais je crains que tartares et gonflustanais n’attendent guère avant de réactiver la guérilla. Le médiateur devra bien reprendre du service…

Dans le hall de l’hôtel, un écran géant transmet CNN. L’écran est soudain envahi comme d’une lumière extranaturelle, une étoile apparaît dans un angle et se déplace lentement. Le commentateur, comme ravi d’extase, prononce les paroles suivantes:

Un fils nous est donné,

On l’appellera Prince de la Paix

Jouez hautbois résonnez musettes

Aux confins du monde, célébrons la naissance du Messie

Les magiciens de la médecine, de l’économie et de la paix se prennent au jeu et décident de résoudre l’énigme et se mettre à la recherche du Fils, où qu’il se cache, fût-ce dans les montagnes de l’Afghanistan.

Le titre de Prince de la Paix les met naturellement sur la piste de George W Bush. Ils demandent audience à la Maison Blanche au chef de la lutte contre le terrorisme et pour le triomphe de la liberté.  Hélas, ils sont mis à la porte sans ménagement. Si un Messie nous est donné, ne serait-ce pas une menace contre le Prince au pouvoir ? D’un bout à l’autre de l’empire, de Bagdad à Tucuman, commence le massacre des innocents.

L’allusion aux hautbois et aux musettes les conduit au Château de la Star Academy. Ils cherchent ce fils musicien qui enchantera le monde. Hélas, ils arrivent au moment d’une procédure d’exclusion de l’un des participants et ne parviennent pas à se faire admettre dans le château des amis.

Ils se rendent enfin aux confins du monde connu, à Sangatte, là où se concentre l’espérance d’un ailleurs, d’un plus tard, d’un mieux vivre, bref l’espérance tout court. Sous un porche, hors du centre  de la Croix Rouge désormais fermé, un enfant est né. Des bergers kurdes transplantés à des milliers de kilomètres de leur troupeau jouent de la flûte et du tambourin.

« Avec les collègues, on vaquait è nos occupations. En passant sur le quai, près du wagon, on a entendu des coupas sur la ferraille et puis des cris. Il y avait des gens là-dedans ! »  C’est dans ce conteneur, un Wagon plombé arrivant de Modane, en Italie, et se dirigeant vers Feignies, dans le Nord, que, dans la soirée de samedi à dimanche, des agents de la SNCF ont découvert 22 ressortissants roumains. « Ils étaient enfermés depuis des heures, probablement depuis quarante-huit heures. Ils ne savaient plus où ils étaient. Ils pensaient qu’ils étaient arrivés près de Sangatte », reprend l’agent. Pour ces Roms, trois hommes, six femmes et treize enfants, dont un bébé de 18 mois, le voyage vers un eldorado appelé Angleterre s’est terminé là, dans une gare de triage du Pays Haut. Immédiatement pris en charge et réconfortés par les gardiens de la paix du commissariat, les cheminots et les élus qui sont apporté des couvertures, des vêtements, du café, des gâteaux, les Roms, épuisés, ont passé une première nuit dans un gymnase.

Les autorités italiennes, contactées dès dimanche, avaient répondu lundi matin qu’en vertu de l’accord bilatéral de réadmission signé avec la France, elles acceptaient de recevoir les roumains. « Je ne sais pas ce que les italiens vont en faire », a confié un membre du cabinet du préfet. C’est à leur diligence ».

Gaspard, Melchior et Balthasar s’agenouillent devant le Prince de la Paix et lui apportent leurs présents : une carte génétique, une courbe parabolique, une alliance clanique. L’enfant leur sourit.

(Photo : le cortège des Rois Mages à Milan)

Noël : devenir humain

 

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A l’approche de Noël, je propose ici une lecture du livre d’Yves Burdelot, « Devenir humain, la proposition chrétienne aujourd’hui », paru aux Editions du Cerf en 2002. Yves était une figure marquante des communautés chrétiennes de base en France.

Dans son livre tonique et stimulant, Yves Burdelot nous propose d’opérer un double renversement. Dans une société qui valorise la liberté des individus à s’enrichir, il privilégie la fraternité. Dans une Eglise qui déduit sa doctrine et ses règles de fonctionnement d’un a priori sur Dieu, il part de la vie historique de Jésus pour construire une réflexion sur l’humain et le divin.

Devenir humains dans la fraternité

L’auteur nous propose de changer l’ordre des termes de la devise républicaine : Fraternité, Egalité, Liberté. La promesse  diabolique « vous serez comme des dieux » conduit les hommes à rechercher l’extension maximum d’eux-mêmes et l’élimination de toute limite. L’autre est une gêne, puisqu’il m’empêche de prendre toute la place. Domination, haine, mépris, violence constituent souvent les bases des relations interpersonnelles, sociales et politiques. Or, l’inhumain n’est pas une fatalité si nous savons nous reconnaître frères et sœurs. L’égalité naît de la fraternité. Le combat pour la fraternité est source de liberté. Réussir sa vie, c’est sortir du piège mortel de se croire dieu et devenir humain dans la fraternité.

Yves Burdelot nous propose aussi de renverser le « credo » chrétien. Au lieu de partir du « je crois en Dieu le Père Tout Puissant », il fonde l’énoncé de la foi sur la vie nouvelle de fraternité et d’amour, sur les communautés qui en témoignent, sur Jésus qui s’y est identifié jusqu’à la mort, et finalement sur « Dieu » qui en est la source. C’est donc en tournant le dos à l’inhumain pour devenir pleinement humain que l’on inscrit dans sa vie la transcendance.

Le danger de « Dieu »

Tout au long de son livre, Yves Burdelot ne désigne « Dieu » qu’entre guillemets, pour souligner le danger de le « mettre en uniforme »,  de l’instrumentaliser au service d’une idéologie et d’un pouvoir.  Il plaide pour un énoncé non religieux de la foi chrétienne, tout en reconnaissant que c’est dans le langage religieux que la foi nous a été transmise au cours des siècles. Son approche peut sembler  sacrilège, mais il fait remarquer avec raison que Jésus a été condamné pour Blasphème, c’est à dire pour insulte au « Dieu » défini et célébré par le clergé de son temps.

Les communautés chrétiennes, dans ce contexte, sont un « atelier » où s’expérimente la vie nouvelle, un lieu où l’on s’entraîne, où l’on apprend, où l’on comprend et où on ajuste ses gestes en fonction de ce qu’on désire devenir. Elles sont aussi la réalité sociale symbolique qui, par sa forme particulière de s’organiser et de vivre, porte témoignage de la foi et rend visible d’Evangile aujourd’hui.

Le livre d’Yves Burdelot offre un énoncé particulièrement clair et cohérent d’un courant vivace dans les Eglises, et en particulier dans l’Eglise Catholique malgré la lutte acharnée que lui livre la hiérarchie. Il est fondé sur la pratique des communautés chrétiennes de base et sur les réflexions de dizaines de théologiens.

Trois difficultés

Pour poursuivre le débat ouvert par Yves Burdelot et exprimant ici un point de vue personnel, il me semble que ce courant se heurte à trois difficultés.

La première est celle du dialogue interreligieux, dont le point commun est de se référer ensemble à un même Dieu, minimisant ainsi les différences dogmatiques et institutionnelles. Se focaliser sur l’homme Jésus peut être perçu comme une provocation par des croyants qui se centrent, au contraire, sur un absolu monothéisme. A la réflexion, « l’athéisme  méthodologique » proposé par Yves Burdelot, consistant à réserver la question du divin comme le moment ultime d’un travail sur l’humain, se lit comme un processus de destruction des idoles et de purification de la foi. Mais nombre de juifs et de musulmans risquent de n’y voir qu’une forme d’athéisme pur et simple.

La seconde difficulté tient à l’Eglise. Yves Burdelot souligne la souffrance que provoque son mode de fonctionnement,  aux antipodes du modèle aimant et humble qu’il préconise. Le moment n’est-il pas venu de constater l’incompatibilité entre la  religion du Dieu Tout-Puissant et de la Terre-Mère (la Vierge Marie) promue avec une incontestable dextérité médiatique et financière par l’Eglise Catholique Romaine, et la « proposition chrétienne » construite à partir de la trace d’un crucifié ? Certes, les François d’Assise et Thérèse de Lisieux ont coexisté dans l’histoire avec les croisades et les inquisitions. Mais le basculement dans la modernité ne nous oblige-t-il pas aujourd’hui à clarifier les positions ? Evidemment, une séparation institutionnelle d’avec l’Eglise Catholique Romaine poserait d’immenses problèmes d’idéologie et d’organisation à  un courant qui est né en elle, tient avec nombre de ses composantes des échanges continuels et est originellement réticent à s’organiser et à se financer.

Enfin, la troisième difficulté tient à Jésus lui-même. Yves Burdelot cite un passage de Maurice Bellet  sur « ce pauvre petit Juif abandonné, perdu aux bords de l’Empire et qui s’éloigne un peu plus à chaque génération dans le lointain d’un monde dont les dernières traces s’effacent aujourd’hui. »  La logique du livre ne conduit-elle pas à une relativisation du personnage de Jésus,  qui est certes un « passant considérable », mais dont la trace se mêle dans l’histoire à celle de tant et tant d’hommes et femmes fraternels ? Ne faudrait-il pas alors construire des réseaux de recherche spirituelle sur une base résolument profane et oecuménique ? Un tel projet réserverait une place éminente à Jésus, mais élargirait son champ de recherche et de célébration à d’autres témoins de l’humain » qui, hier et aujourd’hui,  cherchent Dieu dans l’amour de leurs frères.

(Photo : Ecce Ancilla Domini de Dante Gabriel Rossetti, 1849 – 1850, Tate Britain London)

Copenhague

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 Il y a une quinzaine de jours, les blogueurs du Monde furent invités à écrire ce que leur inspirait de sommet de Copenhague. Je n’eus pas envie d’ajouter quelques décibels au bruit médiatique. Après le fiasco, après la déception et la frustration, vient le temps de la réflexion.

Dans le quotidien britannique The Guardian, George Monbiot a publié le 22 décembre un article intitulé : « qui est à blâmer pour l’échec de Copenhague ? Barack Obama. Et vous ». Selon lui, un succès de la conférence de Copenhague aurait signifié pour le président américain l’obligation de livrer au Congrès la bataille de sa vie, avec peu de chances de l’emporter face aux lobbies de tout genre. Assembler autour de lui une coalition hétéroclite de pays en exerçant sur eux des pressions dignes d’un George Bush, mettre la Chine en accusation et, geste impardonnable, lui faire perdre la face, lui permettait d’éviter cette bataille et de rejeter la responsabilité de l’échec sur l’étranger. George Monbiot montre du doigt un second responsable, les citoyens, nous-mêmes : « le nombre de ceux qui sont passés à l’action fut pathétique. Des manifestations qui auraient du amener des millions de personnes dans les rues ont lutté pour en mobiliser quelques milliers. »

Dans ce qui s’est écrit ces derniers jours, je voudrais retenir quelques idées.

La première est que le sommet de Copenhague n’a pas été seulement négatif. Plus personne ne doute maintenant de la réalité du changement climatique et du fait qu’il s’agit d’un défi majeur pour les gouvernements du monde entier. La plaisanterie d’Hugo Chavéz, « si le climat avait été une banque, on l’aurait déjà sauvé ! » a du vrai. Il reste que la question du réchauffement est maintenant installée solidement au coeur des relations internationales. A cet égard, le cafouillage de la conférence a aussi quelque chose de positif : il faudra tenir compte d’une multitude de réalités différentes si l’on veut construire un accord où chaque pays gagne quelque chose.

La seconde est que chaque année perdue dans la recherche d’un traité contraignant, après la décennie perdue de Bush, contient en germe d’immenses dangers. L’insuffisante réduction de la consommation d’énergie fossile comme la raréfaction des ressources en eau vont exaspérer les conflits géopolitiques. Le monde va devenir plus dangereux à mesure que les températures s’élèveront. Les prix de biens essentiels comme le pétrole ou les céréales peuvent exploser et provoquer des ajustements brutaux et des craquements dans nos systèmes sociaux et politiques.

Troisième idée : si les Etats ont leur rôle à jour dans la lutte contre le réchauffement climatique, beaucoup d’actions sont déjà à l’oeuvre plus près des citoyens, dans les municipalités ou dans les régions, ou au contraire dans les fédérations d’Etats comme la Communauté Européenne. Même du temps de Bush, le gouverneur républicain de Californie faisait adopter des normes anti-pollution rigoureuses. L’appel de Corinne Lepage à la société civile va dans le même sens.

Enfin, il faut réinventer les négociations internationales. On a incriminé la mauvaise gestion danoise de la conférence, mais il faut se rappeler qu’une autre grande négociation, le Cycle de Doha de l’Organisation Mondiale du Commerce, patine elle aussi depuis des années. Comme le dit le coordinateur de la conférence de Copenhague Yvo de Boer, cité par Monbiot : « si l’une après l’autre les échéances ne sont pas respectées, nous finirons par devenir une sorte de petit orchestre sur le Titanic ».

Que faut-il faire ? Il faudra probablement dessiner un accord avant les grandes conférences entre les principaux responsables des phénomènes auxquels on veut s’attaquer, que ce soit les émissions de carbone ou les restrictions au commerce. Faute d’un schéma commun  mis au point à l’avance entre les Etats-Unis, l’Union Européenne, le Japon et la Chine, un accord entre 192 pays était hautement improbable. Il faudra aussi s’inspirer de ce qui a fait le succès de l’Union Européenne : une grande idée fondatrice, autrefois le désir d’éviter une troisième guerre mondiale sur le continent, maintenant celui de prévenir un désastre écologique ; mais surtout de sordides négociations de marchands de tapis qui n’ont rien de reluisant mais sont seules capables de garantir que chacun sort gagnant d’une manière ou d’une autre d’un compromis.

Les négociateurs de Copenhague avaient bien en tête la grande idée. Il faut maintenant retrouver, à l’échelle mondiale et sur le sujet du réchauffement planétaire, la délicieuse atmosphère glauque des négociations de Bruxelles, horloge arrêtée !

(Photo : The Guardian)