Soldats de Salamine

Pour rester sur le thème de la guerre civile espagnole, voici une note de lecture du livre de Javier Cercas, Sodatos de Salamina, Tusquets 2001.

Le livre magnifique de Javier Cercas raconte les destins entrecroisés de trois personnages, le journaliste-écrivain Javier Cercas, l’écrivain et hiérarque phalangiste Rafael Sánchez Mazas, le milicien Miralles. Chacun des trois chapitres du livre se centre sur l’un d’eux.

Le journaliste demande un congé de plusieurs mois pour écrire un livre. Il vit un déchirement entre sa vocation de chroniqueur, qui requiert une totale fidélité aux faits, et ses ambitions littéraires qui l’incitent à s’affranchir du réel pour mieux le reconstruire par le processus créatif. L’histoire de l’exécution de Sánchez Mazas, fusillé en Catalogne par les dernières troupes républicaines en fuite vers la France et miraculeusement rescapé, lui fournit l’argument d’une narration fidèle aux événements relatés par les témoins mais construite comme un roman policier dont les pièces du puzzle ne s’assemblent qu’au dernier moment.

Ami de Juan Antonio Primo de Rivera, admirateur du fascisme italien, Rafael Sánchez Mazas participa à la création de la Phalange, conçue comme un bataillon de soldats qui, au dernier moment, sauveront la civilisation par leur intégrité morale et leur refus du compromis. Bien que rempli de mépris pour la médiocrité du régime franquiste dont avaient accouché les carnages provoqués par ses discours enflammés, Sánchez Mazas ne prit jamais ses distances avec lui. Après tout, il avait restauré sécurités, privilèges et hiérarchies, tout ce qui, selon lui, caractérisait la civilisation.

Miralles s’était engagé en 1936 dans l’armée républicaine. Il avait fait la guerre civile, s’était replié en France, engagé dans la Légion étrangère. Alors avait commencé sa seconde guerre, aux côtés de Leclerc. Il avait participé par hasard, dans un bataillon de six hommes, à la première victoire française contre une puissance de l’Axe en délogeant la garnison italienne de l’oasis libyenne de Murzuch. Il était entré dans Paris le 24 août 1944 par la Porte de Gentilly. Son histoire militaire s’était achevée sur une mine en Autriche. Il s’était ensuite installé à Dijon et  avait vécu une vie de français prolétaire, passant son mois de vacances d’été dans un camping de Catalogne. Reclus dans une maison de retraite, il est constamment tourmenté par le souvenir de ses amis de guerre, tous morts, tous figés dans l’âge qui les a vu mourir. « Aucun n’a goûté les bonnes choses de la vie : aucun n’a eu une femme pour lui tout seul, aucun n’a connu la merveille d’avoir un enfant et que cet enfant, à trois ou quatre ans, se glisse dans son lit, entre sa femme et lui, un dimanche matin dans une chambre ensoleillée… »

Parfois ironique et drôle, longuement analytique et informatif, le livre s’approche parfois de l’indicible, hors des limites de ce que peuvent exprimer les mots.

Dans la cour du sanctuaire du Collell transformé en prison en cette fin janvier 1939, un milicien se met à chanter Suspiros de España, un paso-doble fameux et triste.

« Quiso Dios, con su poder,

Fundir cuatro rayitos de sol

Y hacer con ellos una mujer,

Y al cumplir su voluntad

En un jardín de España nací

Como la flor en el rosal »

(Dieu voulut par son pouvoir / Fondre quatre rayons de soleil / Et faire avec eux une femme / Et par l’accomplissement de sa volonté / Je naquis dans un jardin d’Espagne / Comme une fleur dans la roseraie).

« Souriant et comme s’il se laissait arracher par une force invisible, il se leva et se mit à danser dans le jardin avec ses yeux clos, embrassant son fusil comme s’il était une femme, de la même manière et avec le même empressement « .

Ayant réussi à fuir de la fusillade, Sánchez Mazas s’est blotti dans un fourré, les lunettes dégoulinantes de pluie. Un milicien le découvre, le met en joue.

 – Y a-t-il quelqu’un par ici ?

Le soldat l’observe. Son regard n’exprime ni compassion ni haine, seulement une espèce de joie secrète et insondable… quelque chose qui échappe aux mots comme le ruisseau échappe aux pierres, parce que les mots ne peuvent dire que ce qui est dicible…

– Ici il n’y a personne !

Dans le camping Estrella de Mar de Castelldefells, le gardien de nuit et futur écrivain Bolaño est attiré au petit matin par la musique d’un paso-doble. Sous l’auvent de la caravane, Miralles et Luz « dansaient très droits, très sérieux, en silence, pieds nus sur l’herbe, enveloppés par la lumière irréelle de la lune et d’une lampe à gaz, et Bolaño fut frappé par le contraste entre la solennité de leurs mouvements et leur action, Miralles en maillot de bain, comme toujours, vieilli et ventripotent mais marquant le pas avec la sûre prestance d’un danseur de quartier, conduisant Luz qui, peut-être parce qu’elle était vêtue d’une robe blanche qui lui arrivait jusqu’au genou et laissait entrevoir son corps nu, paraissait flotter comme un fantasme dans la fraîcheur de la nuit »…

 

Gerda Taro, photographe de la guerre civile espagnole

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 Le dernier roman de Susana Fortes (Esperando a Capa, Planeta 2009) est consacré à la photographe Gerda Taro, morte en 1937 à l’âge de 27 ans sur le champ de bataille de Brunete, pendant la guerre civile espagnole.

Le titre du roman, « en attendant Robert Capa » est trompeur. Il est vrai que la jeune juive allemande d’origine polonaise Gerta Pohorylle, réfugiée à Paris pour fuir le régime nazi, devint photographe grâce à sa rencontre avec un autre émigré juif, venu de Budapest, André Friedman. Il est vrai qu’elle vécut avec lui une histoire d’amour passionnée. Il est vrai qu’elle s’engagea à ses côtés pour l’Espagne Républicaine. Mais devenue Gerda Taro et lui Robert Capa par une judicieuse opération de marketing de marque imaginée par elle, elle prit son propre essor professionnel, refusa sa demande en mariage et mourut loin de lui sur un champ de bataille, renversée par un char d’assaut loyaliste.

Le roman nous fait revivre Paris en ébullition avant le Front Populaire, l’effervescence des milieux émigrés au Quartier Latin, l’enthousiasme des Brigades Internationales, la communauté cosmopolite du Café Ideal Room de Valence ou du Palais de Madrid où s’était installée l’Alliance des Intellectuels Antifascistes, l’angoisse de la défaite de plus en plus probable malgré l’héroïsme des résistants et d’éphémères contre-attaques.

Il est surtout passionnant par son étude serrée de la personnalité de Gerta et de sa relation avec André. « Quand il n’y a pas de monde où l’on puisse revenir, il faut avoir confiance en sa chance. Capacité d’improvisation et sang froid. Voilà mes armes. Je les ai utilisées depuis l’enfance. C’est pour cela que je suis encore en vie. Je m’appelle Gerta Pohorylle. Je suis née à Stuttgart mais je suis citoyenne juive avec un passeport polonais. Je viens d’arriver à Paris, j’ai vingt quatre ans et je suis vivante. »

La peur marque profondément la personnalité de Gerta. « La peur, écrit Susana Fortes, la vraie, une fois qu’elle s’est installée dans le corps ne s’en va jamais plus, elle reste accrochée là en forme d’appréhension (…) C’est comme si en descendant un escalier, il manquait toujours une marche (…) Elle le reconnut comme un vieux compagnon de voyage. Sachant où chacun se trouve. Toi là, moi ici. Chacun à sa place. C’est peut-être bien qu’il en soit ainsi, pensa-t-elle ».  Après qu’ils fussent tous deux sortis indemnes d’un accident d’avion à Barcelone, André demande à Gerta si elle a eu peur. « non, répondit-elle sans se vanter. Ce n’était nullement une bravade, c’est qu’elle n’en avait pas eu le temps. La peur a besoin du repos de la conscience. Ce n’était pas pour elle un sentiment étranger. Elle connaissait tous ses symptômes, comment elle s’appropriait peut à peu l’imagination quand on avait quelques heures devant soi pour calculer, une à une, toutes ses possibilités terrifiantes (…) Mais ce qu’elle avait perçu dans l’avion fut quelque chose de différent. Quelque chose d’immédiat et de propre. Une sorte de vertige contre lequel il était inutile de se rebeller. » « La peur n’est pas un mauvais compagnon de voyage, dit Capa. Parfois elle peut te sauver la vie ».

Gerta est réfléchie, organisée, polyglotte. Elle est secrète, habituée toute jeune à sauter d’un personnage à l’autre, parlant allemand sans accent pendant la journée et yiddish le soir de retour à la table familiale. André est un extraverti s’exprimant dans un charabia approximatif mais communicatif, un homme capable des plus grands excès, un romantique incurable, un joueur né. Il est fasciné par cette femme pas vraiment belle mais séduisante au point de faire tourner la tête des hommes où qu’elle passât. Il la veut pour lui, pour lui seul. Ils vivent une relation sexuellement et spirituellement passionnée. Mais elle suit son chemin, personnellement et professionnellement, et refuse de lui appartenir. Après sa mort, André Friedman, Robert Capa, sera obsédé par son souvenir et flirtera sans cesse avec le danger, débarquant avec la première vague d’assaut à Omaha Beach le 6 juin 1944 et participant à des opérations dangereuses jusqu’à sa mort sur le front pendant la première guerre d’Indochine en 1954.

L’enterrement de Gerda Taro au Père Lachaise, le 26 juillet 1937, jour de son vingt-septième anniversaire, fut suivi par des dizaines de milliers de personnes.

 

Comportements anglais

  

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C’est une approche sociologique de l’Angleterre que nous présente le livre de Kate Fox, « Watching the English, the hidden rules of English behaviour » (Hodder, 2004).

Ce sont moins les attitudes que les comportements anglais que Kate Fox, en sociologue, cherche à identifier et à interpréter. Son approche se veut expérimentale. Elle bouscule des passants et compte le nombre de « sorry » que prononcent ses victimes ; elle resquille, crime impardonnable pour un Anglais, afin de pouvoir observer les mimiques des offensés. C’est en clinicienne qu’elle attribue à ses concitoyens un « malaise social » peut-être imputable, comme au Japon, à la nécessité de coexister sur une île surpeuplée. Les Anglais réagissent à ce malaise par des réflexes : humour, modération, hypocrisie. Ils ont développé des valeurs : « fair play », courtoisie, modestie. Leurs conceptions sont teintées d’empirisme, de pessimisme et de conscience de classe.

Kate Fox passe au crible les comportements des anglais : leur conversation, qui commence invariablement par une complainte sur le temps ; leur humour et le maniement du sous-entendu (« understatement ») ; leur vie sociale au pub, dans un contexte qui les libère partiellement des inhibitions quotidiennes ; leur habitat ; leur manière de s’habiller, etc.

Sa description de l’humour anglais se cristallise pour moi en un de mes collaborateurs,  qui se trouve en état permanent de disponibilité pour l’humour. Il pratique assidument l’autodénigrement, met un point d’honneur à ne pas se prendre au sérieux, joue sans cesse des sous-entendus. « La règle du sous-entendu signifie qu’une maladie chronique débilitante et douloureuse doit être décrite comme une certaine nuisance ; une expérience vraiment horrible est bon, ce n’est pas exactement ce que j’aurais choisi ; une beauté à couper le souffle est assez jolie  ; une performance ou une réalisation exceptionnelles ne sont pas mal ; un acte d’abominable cruauté n’est pas très amical ; une erreur de jugement impardonnable n’est pas très intelligente ; l’Antarctique est assez froid et le Sahara un peu trop chaud à mon goût ; et toute personne, objet ou événement qui serait dans d’autres cultures accompagné d’un torrent de superlatifs est souvent qualifié d’agréable ou, si nous voulons exprimer la plus ardente approbation, de très agréable. »

L’auteur insiste sur un aspect de la politesse anglaise : elle ne consiste pas à s’intéresser positivement à la vie des autres, mais à éviter par-dessus-tout d’empiéter sur leur vie privée. L’habitat est caractéristique : il y a par devant les maisons adossées si typiques de l’architecture anglaise une bande de jardin souvent minuscule que l’on entretient comme vitrine, et par-derrière une bande plus profonde, peu entretenue, où l’on vit en famille ou entre amis. Le plus souvent, la maison ne porte pas de numéro, ce qui constitue un casse-tête permanent pour les chauffeurs de taxi. La maison est un château fort que protègent un pont-levis et une herse invisibles.

A plusieurs reprises dans son livre, Kate Ross revient sur les divisions de classes. Elles n’ont rien à voir selon elle avec le niveau de patrimoine et de revenu des personnes ou avec leur statut professionnel mais avec les mots que l’on emploie, une manière de prononcer, une façon d’agencer sa maison, le choix des revues que l’on laisse traîner dans les toilettes, toutes choses héritées depuis la plus tendre enfance. Elle souligne l’anxiété sociale des classes moyennes, et la relative indifférence des membres de la haute société  au qu’en dira-t-on sur leur mode de consommation.

The Power of Yes : la crise financière mise en scène

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A Londres, le National Theatre joue à guichets fermés une pièce de David Hare, « The Power of Yes », sous-titrée : un auteur dramatique cherche à comprendre la crise financière. C’est en quelque sorte le Rapport Turner porté à la scène.

Le « pouvoir de dire oui », the power of yes, fut le slogan du Crédit Lyonnais du temps de sa splendeur. Le système bancaire se sentait tout puissant, saisi dans un vertige de croissance qui lui fit oublier que la banque, c’est avant tout l’art de choisir des risques et de savoir dire non.

Ce qui s’est passé le 15 septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers est vertigineux. Pendant quatre jours le système capitaliste fut en état d’arrêt cardiaque. Sans un soutien inconditionnel des Gouvernements, les guichets automatiques de banque auraient cessé de fonctionner en l’espace d’une semaine. La crise financière recèle une intensité dramatique digne des meilleures fictions. Mais comment la mettre en scène ?

David Hare, le scénariste du film « The Reader » (Le Liseur) a relevé le défi. Il a écrit en quelque sorte une pièce sur l’écriture de la pièce. L’auteur ne sait comment prendre le problème et commence par se documenter. Chaperonné par une journaliste du Financial Times, il rencontre des acteurs de la place de Londres, banquiers, chasseurs de têtes, investisseurs, traders, hauts fonctionnaires, juristes, industriels, qui l’initient à l’effet de levier, aux sub-primes, à la régulation légère, aux produits dérivés, aux hedge funds, à la titrisation et à la formule mathématique de Myron Scholes, censée éliminer le risque des marchés d’options. La pièce en ce sens est une sorte de Rapport Turner illustré, informatif et pédagogique.

Mais c’est là qu’intervient l’art du metteur en scène, Angus Jackson. Le plateau est un immense espace noir et vide. On utilise un minimum d’objets : une chaise, un tableau noir. L’animation est assurée par des écrans mobiles de grillage noir, sur lequel sont projetés l’équation de Black-Sholes, la bouche d’Alan Greenspan proférant des paroles définitives sur la sécurité du système financier, les queues de clients de Northern Rock demandant le remboursement de leurs dépôts, des écrans Reuter et le portrait de Fred Goodwin, responsable de la faillite de la Royal Bank of Scotland, traité dans le style d’Andy Warhol.

Par leur habillement, leur façon de se mouvoir et leur élocution, on croirait les personnages directement sortis de la City. Il y a des moments d’humour comme lorsqu’un des protagonistes observe, parlant des files d’attente aux guichets de Northern Rock que les Anglais ont une telle passion pour les queues que lorsqu’ils en voient une ils ne peuvent s’empêcher de s’y joindre. C’est du bon théâtre mené tambour battant, captivant, souvent drôle et parfois émouvant.

Un personnage clé de la pièce est George Soros, directeur d’un fonds spéculatif et philanthrope. Dans l’une des dernières scènes, il invite l’auteur à dîner. Le décor est somptueux avec l’Hudson et New York en arrière plan, mais aussi noir et glacial. Soros dit que ce n’est pas « business as usual », mais la fin d’une époque.