Alan Turing à Blechtley : Station X

La viste à Blechtley Park avait piqué ma curiosité. L’ouvrage de Michael Smith, « Station X », décrit l’histoire de ce site et des équipes qui y ont travaillé (Station X, the codebreakers of Blechteley Park, 1998, Pan Books 2007).

Le décryptage de communications ennemies codées a joué un rôle important pendant la seconde guerre mondiale. Il a écarté les convois alliés de la route des sous-marins allemands, renseigné l’Etat Major sur la position des troupes allemandes et leurs plans de bataille, confirmé que les Allemands avaient gobé la fausse information que le débarquement en Normandie n’était qu’une diversion pour éloigner les troupes du Pas de Calais. Il a été dit que sans Bletchley Park, la guerre se serait peut-être prolongée jusqu’en 1948.

Le principe du décodage consiste d’abord à comprendre ou à deviner comment fonctionne la machine d’encodage ennemie. Une lettre est transformée en une autre, puis en une autre encore et ainsi plusieurs fois de suite, puis les lettres produites par ce processus sont regroupées par paquets homogènes de sorte que le produit final n’a rien d’un texte structuré.

Il s’agit ensuite de savoir sur quelles positions la machine est initiée. Parfois, la capture d’un navire permet de mettre la main sur des codes valables plusieurs mois. Mais le plus souvent il faut s’efforcer de réduire le champ des probabilités de quelques centaines de millions à quelques milliers. Pour cela, le meilleur allié est l’opérateur ennemi, lorsqu’il plaisante avec un collègue sur le prénom de sa petite amie qui sert d’amorce au message, lorsqu’il répète le même message sans changer la position initiale de la machine, lorsqu’il commence ses messages par l’invariable « Heil Hitler ! » ou lorsqu’il transmet des messages météo avec un faible niveau de précautions.

Lorsque le champ des possibilités a été réduit, c’est à la machine d’essayer les milliers de combinaisons possibles à grande vitesse, jusqu’à trouver un texte allemand, ou japonais, ou russe, intelligible. Des milliers d’opérateurs répartis dans des centres d’écoute aux quatre coins du monde transcrivaient des milliards de signes intelligibles. Le traitement massif de cette information s’appuyait, selon la loi des probabilités, sur la fréquence des lettres dans une langue donnée ou celle d’assemblages de lettres caractéristiques (comme le sch allemand). Par approximations successives, la machine parvenait à identifier des mots et des phrases qui faisaient sens. Une fois le code déchiffré, c’est-à-dire l’algorithme de transformation d’une lettre dans une autre, tous les messages pouvaient être décodés mécaniquement. Au début de la guerre, les machines « bombes » étaient construites pour le seul objectif du décodage. A la fin du conflit, les « colossus » étaient partiellement programmables et peuvent être considérées comme les premiers ordinateurs.

On découvre dans « Station X » la construction progressive d’une organisation efficace qui finira par compter plusieurs milliers de travailleurs civils et militaires, les reculs dus aux luttes d’influence entre personnes et entre chapelles, la frustration de patauger pendant des mois après que l’ennemi a sophistiqué son système, la joie de trouver et de contribuer à la victoire, une communauté joyeuse de jeunes hommes et femmes sérieux dans le travail mais avides de fêtes. On est surtout fasciné par l’aventure de ces chercheurs sous la pression de la guerre, à la frontière de la mathématique, de la linguistique et de l’électronique, bref dans ce lieu qu’on appelle maintenant l’informatique.

 

Alan Turing et Blechtley Park

Dans le Daily Telegraph, Gordon Brown vient de présenter des excuses posthumes au mathématicien Alan Turing, qui avait contribué au décryptage des codes utilisés par l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale, avant d’être persécuté, après la guerre, pour son homosexualité. Je joins ici un texte écrit à la suite de ma visite à Blechtley Park en septembre 2008.

Alan Turing, Blechtley Park

Nous rejoignons de bon matin à South Kensington l’autocar de l’association de l’Ordre du Mérite qui nous emmène en excursion à Bletchley Park, près de Milton Keynes. En 1938, à la veille de la guerre, l’Armée britannique avait acheté un manoir construit soixante ans plus tôt et y avait installé ses services d’écoute et de déchiffrage. Elle y édifia des blocs de bâtiments qui abritèrent jusqu’à huit mille personnes employées à intercepter et décoder les messages émis par l’armée allemande. L’enjeu était considérable : il s’agissait de prévoir les actions ennemies pour préparer une défense efficace et attaquer ses points faibles.

Les Allemands utilisaient une machine électronique nommée Enigma, basée sur trois tambours rotatifs dont l’association produisait des millions de combinaisons de lettres possibles. Les Anglais conçurent sous les ordres du jeune mathématicien Alan Turing une machine électronique surnommée « la bombe » capable d’émuler le fonctionnement d’Enigma et de calculer quotidiennement sa configuration. Des opérations audacieuses, comme la récupération de documents secrets à bord d’un sous-marin allemand en train de couler, ou l’observation attentive des tics de langage et des défauts de sécurité de l’ennemi, fournissaient des indications précieuses pour faire évoluer « la bombe » et l’adapter à la sophistication croissante d’Enigma.

Notre guide est une femme de plus de quatre-vingts ans nommée Jean Valentine, qui avait travaillé comme agent de décodage à Bletchley pendant la guerre.  Une des membres de notre groupe, du même âge que la guide, nous dit combien cette visite l’émeut : elle faisait partie des réseaux de Jean Moulin, et le travail de renseignement était fondamental.

La plupart des mathématiciens et ingénieurs ayant travaillé à Bletchley pendant la guerre sont morts âgés au cours des deux dernières décennies. Alan Turing se suicida en 1954 en mangeant une pomme gorgée de cyanure. Il avait eu une relation homosexuelle et, pour ce qui était alors considéré comme un crime, s’était vu interdire l’accès à son travail. Une statue dans le musée rend maintenant hommage à cet homme exceptionnel.

Nous revenons par le train de Blechtley à Watford. L’attente sur un banc réchauffé par un doux rayon de soleil d’automne, est exquise.

 

Le Tigre blanc

Nombre de livres décrivent la « transhumance » d’êtres humains d’un état à l’autre. C’est le cas de « the white tiger », roman d’Aravid Adiga (Atlantic Books, 2008), découvert à la suite d’un voyage en Inde en avril 2009. En voici une note de lecture.

Le roman d’Aravind Adiga décoiffe. Il nous introduit dans l’Inde des ténèbres, de la servitude et de la corruption, l’envers du décor de notre magnifique voyage d’avril dans le « triangle d’or » ou de l’exposition « Jardins et Cosmos, les jardins royaux de Jodhpur »  au British Museum. Il suggère que le passage des ténèbres à la lumière promise au peuple par les politiciens n’est qu’une mise en scène cynique destinée à garantir leur réélection et leurs prébendes. Il n’y a pas de situation intermédiaire entre maître et esclave : celui qui prétend accéder au statut de maître doit rompre avec son passé de soumission. Dans le cas de Balram Halwai, cette rupture impliquera aussi le meurtre de son maître et l’acceptation que sa famille soit anéantie par la prévisible vengeance de son clan. D’un certain côté, Halwai doit beaucoup à l’Etat. Lorsqu’il arrive à l’école primaire, son instituteur découvre qu’on l’appelle simplement Munna, « garçon », et lui attribue le prénom de Balram. Un inspecteur scolaire le repère comme un élève exceptionnel, un « tigre blanc » comme il n’en surgit qu’un par génération, et lui attribue ainsi le nom de guerre qui deviendra la marque commerciale de la compagnie de taxis qu’il créera à Bangalore après le meurtre ; l’inspecteur n’ira toutefois pas jusqu’à s’assurer que la bourse scolaire qu’il a promise soit mise en place et Balram sera retiré prématurément de l’école faisant de lui, comme de millions d’autres, un Indien « cuit à moitié ». Enfin, c’est un fonctionnaire qui lui attribue une date de naissance, lorsqu’il s’agit de trouver des électeurs de plus dix-huit ans qui voteront pour le candidat au pouvoir.   Balram écrit au premier ministre chinois venu à Bangalore comprendre comment on devient entrepreneur en Inde. Il raconte sa vie, sa naissance dans un village « des ténèbres » d’un père pousseur de rickshaw, la montée à la ville où il devient serviteur chauffeur de l’un des seigneurs de son village, le meurtre de son maître, sa nouvelle vie d’entrepreneur à Bangalore. Sa philosophie tourne autour de deux versets de poèmes : « ils demeurent esclaves parce qu’ils ne peuvent voir ce qui est beau dans ce monde » ; « vous avez cherché la clé pendant des années, mais la porte était toujours ouverte ».  C’est en bravant l’interdit de monter au fort de son village, en découvrant le magnifique panorama qui s’offre de là-haut et combien le village est petit que Balram se prend à rêver d’une autre vie. Plus tard, c’est en visitant le zoo de Delhi et en voyant le tigre blanc en cage qu’il décide de passer à l’action, de tuer son maître et de fuir avec le sac de billets que celui-ci destinait à graisser la patte à un politicien. Le maître de Balram, Ashok, est un homme plein de contradictions. Formé dans une université américaine, il a bravé sa famille pour épouser une Américaine, qui ne s’habituera pas à l’Inde et l’abandonnera. Face à Balram, il éprouve de la compassion et souhaiterait améliorer son salaire et ses conditions de vie, mais finalement un serviteur reste un serviteur et un maître, un maître. Lorsque « Pinky Madam », la femme d’Ashok, écrase un enfant alors qu’elle conduisait une nuit en état d’ébriété, un avocat du clan fait signer à Balram une déclaration s’accusant de l’accident. Balram compare la situation des serviteurs à celle de poulets entassés dans une nasse et observant, terrorisés mais résignés, ceux que l’on égorge et que l’on plume.  

Arrivé à Bangalore, Balram comprend que les call-centres constituent un marché important pour une compagnie de taxis : les employés travaillent la nuit et il n’y a pas de transport en commun. La place est prise. Qu’importe, une partie de l’argent dérobé à Ashok sert à corrompre la police : une compagnie de taxi est interdite, et « white tiger » prend sa place. Balram est devenu Ashok Sharma. L’esclave a usurpé jusqu’au prénom de son maître. Il s’est coupé de son passé, a voué sa famille au malheur, il sait que son bonheur peut ne durer que quelques mois ou quelques années. Mais il ne regrette rien. Il  franchi l’invisible frontière qui mène des ténèbres à la lumière, et cela lui suffit. 

Comprendre la crise financière : Le rapport Turner

Le Rapport d’Adair Turner, président de la Financial Services Authority à Londres, rédigé en mars 2009 sur la crise financière internationale est une merveille de clarté et de pédagogie. Il cite un passage du rapport du FMI sur la stabilité financière mondiale d’avril 2006 : « on reconnait de plus en plus que la dispersion du risque de crédit par les banques auprès d’un groupe d’investisseurs plus large et plus diversifié, plutôt que de conserver ces risques dans leur bilan, a contribué à rendre le système bancaire et l’ensemble du système financier plus résilients. On peut se rendre compte de cette résilience par la réduction du nombre de faillites bancaires et le niveau plus consistent des réserves bancaires. En conséquence, les banques commerciales sont probablement moins vulnérables aujourd’hui à des chocs économiques ou de crédit. » 

Qu’est-ce qui a mal tourné ? demande le rapport.  

Au départ, il y a une explosion des déséquilibres macro-économiques mondiaux, principalement le financement massif des déficits des pays occidentaux par des pays tels que la Chine qui ont un fort taux d’épargne. La baisse des taux d’intérêt sur les obligations sans risques qui s’ensuivit entraina une « féroce recherche de rendements ». L’innovation financière vint alors au secours des rendements. Il s’agit principalement de la « titrisation », technique qui consiste à découper un risque en tranches, à le structurer dans un produit financier incorporant des risques de qualité différente et à vendre ce produit à des investisseurs. Théoriquement, la titrisation permet d’éviter par exemple qu’une banque régionale soit exagérément exposée au risque d’une récession de l’économie locale : elle peut céder une partie de ses risques à d’autres banques dont le portefeuille est mieux diversifié. 

Le problème est que les produits financiers se sont développés en grande partie hors du bilan des banques et du contrôle des superviseurs. Les produits hors-bilan représentaient en moyenne 20 fois les capitaux des banques en 2000, et 30 fois en 2008. Les banquiers avaient une confiance aveugle dans les mathématiques financières et pensaient qu’elles leur permettaient de bien cerner la « valeur à risque ». Mais l’usage simultané de modèles similaires par tous les acteurs du marché contenait en soi un risque de sur-réaction : lorsque le modèle indique un seuil d’alerte, tous se précipitent pour vendre au même moment et un vertigineux cycle vicieux d’enclenche.  

Le Rapport Turner contient un chapitre sur des sujets théoriques fondamentaux qui résonne curieusement avec les interrogations que nous portions dans l’après-68 à la Faculté de Sciences Economiques. Le fait qu’un marché soit efficace ne veut pas dire qu’il est rationnel : l’efficacité n’exclut pas des mouvements grégaires avec des effets désastreux. La rationalité individuelle n’assure pas la rationalité collective. Le comportement individuel n’est pas entièrement rationnel : certaines décisions sont enracinées dans la partie irrationnelle du cerveau. La foi aveugle dans le marché a empêché la mise en place de régulations efficaces. 

Des extrémistes de la droite américaine avaient reproché à George W. Bush d’être devenu « socialiste » pour avoir approuvé le plan Paulson de quasi nationalisation des banques. Le coût du sauvetage des banques américaines est actuellement estimé à 11.600 milliards de dollars. A titre de comparaison, le New Deal avait couté 500 milliards de dollars d’aujourd’hui, le plan Marshall 115 milliards et la conquête de la lune 237 milliards. La crise du capitalisme a atteint des proportions gigantesques, au point de contraindre à l’humilité ses plus ardents thuriféraires.