« Pour une nouvelle philosophie sociale, transformer la société à partir des plus pauvres » (Éditions Le Bord de l’Eau, 2023) est l’aboutissement d’un travail collectif réalisé dans le cadre du mouvement ATD Quart Monde.
Pendant quatre ans, de 2019 à 2022, une équipe de 28 « co-chercheurs » ont élaboré une recherche philosophique en partant des réalités vécues par des personnes en situation de pauvreté. Huit d’entre elles vivaient l’expérience de la grande pauvreté ; huit étaient des philosophes de métier, appartenant à différentes écoles de pensée ; douze participaient en tant que militants d’ATD Quart Monde pour l’élimination de la misère.
La méthodologie appliquée fut le croisement des savoirs et des pratiques, mise au point et appliquée au sein du mouvement ATD Quart Monde, avec une alternance de groupes de travail entre pairs (personnes en situation de pauvreté, philosophes, militants), puis en groupes mixtes. La méthodologie porte une grande attention à la parole de chacune et chacun et à la compréhension mutuelle. Elle veille au respect des positions divergentes et en conflit.
L’ambigüité du mot « social »
Le mot « philosophie sociale » lui-même résonnait différemment pour les philosophes, qui percevaient l’écho des luttes ouvrières pour l’émancipation, et pour les personnes en situation de pauvreté, à qui il rappelait l’expérience du « contrôle », voire de l’oppression.
Le livre rappelle la définition que donnait de la précarité et de la pauvreté Joseph Wresinski (1917 – 1988), le fondateur d’ATD Quart Monde : « la précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d’assurer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte, peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins définitives. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. »
Le livre, coordonné par François Jomini, David Jousset, Fred Poché, Bruno Tardieu, comporte trois chapitres : le premier propose une réflexion à partir du concept de « résistance » ; le second pose le problème du droit, qui joue souvent un rôle d’oppression des pauvres et les empêche de jouir de leurs droits ; le troisième traite des injustices liées au savoir.
Quelques passages porteurs du message de ce livre. Résistance : « lorsque l’on se trouve dans une situation de grande pauvreté, on ne peut pas se permettre de baisser les bras. Il faut, en effet, se battre sans cesse, au quotidien, pour ses enfants, pour retrouver une dignité niée par les autres, mais également pour rendre la vie supportable. »
Ce qui est vital pour nous est défini par d’autres
Révolte (Joseph Wresinski) : « c’est la jeunesse d’un quartier défavorisé qui saccage un local tout neuf qu’on lui a construit sans le consulter ni l’associer à ce projet, c’est le fusil brandi devant une assistante sociale dont la venue est ressentie par la famille comme une menace. »
Coercition institutionnelle : « le placement, qui est un effet du droit, est vécu comme une violence qui empêche les enfants et les parents de mener la vie des autres »
Stéréotypes associés à la pauvreté : « les stéréotypes associés à la pauvreté. S’ils sont dans cette situation, c’est qu’ils l’ont bien mérité, n’ont rien fait pour s’en sortir, ou alors qu’ils n’ont tout simplement pas les capacités pour s’en sortir. »
Silence : les injustices liées au savoir constituent une violence qui réduit au silence. « Le silence est une prise de parole, un langage qui souvent n’est pas entendu. Ceux qui n’ont pas les mots, ni le micro, parlent pourtant. Leurs mots nous manquent, notre silence leur manque. » (Semyon Tanguy-André)
Un récit d’une bénéficiaire du RSA, obligée avant le Covid de rencontrer régulièrement l’assistante sociale : « « On nous dit que c’est vital, et tout d’un coup, comme les bureaux avaient fermé, ce n’était plus du tout important, et on n’a même pas été avisé de cela. Ce qui est vital pour nous est toujours défini par d’autres. »
« Pour une nouvelle philosophie sociale » est d’une lecture aride et n’échappe pas à de multiples répétitions. Mais c’est un ouvrage stimulant, en ce qu’il oblige le lecteur à regarder ceux que la société rabaisse sans cesse au rang d’invisibles et de sans-voix.
« Le 17 octobre 1987, des défenseurs des droits de l’homme et du citoyen de tous pays se sont rassemblés sur ce parvis. Ils ont rendu hommage aux victimes de la faim, de l’ignorance et de la violence. Ils ont affirmé leur conviction que la misère n’est pas fatale. Ils ont proclamé leur solidarité avec ceux qui luttent à travers le monde pour la détruire.
Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » Père Joseph Wresinski