Quel avenir en France pour la justice restaurative ?

L’institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice (IERDJ) a publié en mai 2024 un rapport intitulé « Pratiques et effets de la justice restaurative en France ». Son dernier chapitre s’intitule « La justice restaurative à peine née « va mourir » ? Espoirs déchus, épuisement et incertitudes ». Le rapport exprime davantage de questions qu’il ne propose de réponses.

Dirigée par Delphine Griveaud et Sandrine Lefranc, cette recherche a été menée par une équipe de responsables de l’ARCA et de l’IFJR – organisations qui promeuvent la justice restaurative en France – ainsi que de l’École nationale d’administration pénitentiaire et de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse qui mettent la justice restaurative au programme de leurs cursus.

Le rapport compte 319 pages et 414 notes de bas de page. Il s’appuie sur une bibliographie d’environ 250 ouvrages, dont une bonne part issue du monde anglosaxon. Il rassemble une somme impressionnante d’informations et stimule la réflexion.

Dans le film « je verrai toujours vos visages », la transmission du bâton de parole

Les dix ans de la justice restaurative en France

La loi attribuant un cadre juridique à la justice restaurative a exactement dix ans. Portée par Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, elle a été publiée le 15 août 2014. « Constitue une mesure de justice restaurative, dit le texte, toute mesure permettant à une victime ainsi qu’à l’auteur d’une infraction de participer activement à la résolution des difficultés résultant de l’infraction, et notamment à la réparation des préjudices de toute nature résultant de sa commission. » La justice restaurative a été introduite en 2019 dans le code de procédure pénale des mineurs.

Le texte de la loi soulève une première question. Il limite le champ de la justice restaurative aux auteurs et aux victimes d’infractions. Dans la pratique, un troisième acteur est introduit, « la communauté », qui ne se limite pas à l’environnement proche (famille, amis, voisins…) mais inclut des bénévoles issus de la société civile. Dans plusieurs pratiques pourtant labellisées « justice restaurative », la « communauté » se substitue purement et simplement aux victimes. C’est le cas en particulier des « cercles de soutien et de responsabilité » et du « parrainage de désistance », qui appuient la démarche d’infracteurs décidés à tourner le dos à la délinquance. Les chercheuses autrices du rapport optent pour l’approche « minimaliste », ne considérant la justice restaurative que dans l’approche auteurs-victimes. Il convient de noter que les médiations restauratives représentent une écrasante majorité des programmes de justice restaurative, les rencontres de groupe tendant à devenir une exception.

 

Des chiffres décevants

Le rapport cite des statistiques compilées par l’Institut Français de la Justice Restaurative (IFJR). « À l’échelle nationale, ce sont en 2022 près de 300 personnes (293) qui se sont engagées dans le processus pour 173 mesures de justice restaurative, et au total plus de 900 personnes qui y ont eu recours depuis les premières expériences en 2010. Le progrès est notable en regard de la période antérieure à la pandémie (38 mesures avaient été mises en œuvre en 2019-2020) mais les effectifs restent très faibles au regard des quelque 230 000 auteurs suivis en milieux ouvert et fermé et des plus de 310 000 victimes suivies par les associations dédiées. » Un membre du Comité National de la Justice Restaurative (CNJR), un organe du ministère de la Justice, déclarait ainsi en entretien « si on donne des chiffres, on enterre la justice restaurative ! »

Selon les autrices du rapport, la justice restaurative représente une politique publique de faible intensité. Il s’agit bien d’une politique publique, car inscrite dans la loi : « à l’occasion de toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure, y compris lors de l’exécution de la peine, la victime et l’auteur d’une infraction, sous réserve que les faits aient été reconnus, peuvent se voir proposer une mesure de justice restaurative ». Mais les moyens alloués sont faibles. Les deux organisations spécialisées dans la mise en œuvre de programmes de justice restaurative sont L’IFJR, qui incarne une criminologie adossée au droit pénal, et l’ARCA, porteuse d’une criminologie adossée à la psychologie clinique. Environ 140 000€ de subvention sont attribués à la première, 40 000€ à la seconde. « Le déploiement de la justice restaurative, constate le rapport, repose sur 10 personnes dont le contrat consiste en un CDD à 75% sans visibilité à plus d’un an. » Un autre paradoxe, souligné par le rapport, est qu’il  y a en France aujourd’hui quatre fois plus de personnes formées que de participants à la justice restaurative.

 

Des moyens insuffisants

Pourquoi le gouvernement ne dote-t-il pas la justice restaurative de davantage de moyens ?  Lors du débat sur la loi de programmation de la justice, en 2023, le ministre de la Justice Éric Dupont-Moretti a fourni deux explications. Selon lui, sa systématisation contreviendrait « au principe même de la justice restaurative : celle-ci doit être seulement proposée – et je serais même tenté de dire : en susurrant –, car elle concerne des situations douloureuses. Il est compliqué, sur le plan humain, de systématiser l’établissement d’une relation entre une victime et l’artisan de son malheur. »  Il met aussi en garde contre la tentation de « mettre la charrue avant les bœufs, parce que si l’on donne l’information avant d’avoir mis en place une justice restaurative plus performante, on ne remplira pas nos obligations vis-à-vis des justiciables, en particulier des victimes. »

Aucun de ces arguments ne résiste à l’examen. Ne pas informer les victimes de leur droit à la justice restaurative, leur contenter de le susurrer, est-ce respectueux de ce droit ? Dissuader les justiciables de recourir à la justice restaurative au prétexte qu’on n’a pas mis les moyens pour la rendre effective, n’est-ce pas le chien qui se mord la queue ?

Le rapport de l’IERJD évoque une politique « d’évitement du blâme ». « Compte tenu de l’impact supposé plus fort sur les électeurs des informations négatives (ici, par exemple, la perception des mesures comme une contrainte exercée sur les victimes, ou une bienveillance excessive vis-à-vis des auteurs), les hommes politiques tendraient à privilégier l’évitement du blâme, plutôt que la revendication du mérite de mesures politiques concluantes. »

Du fait de la rareté des moyens mis en place par l’État, si la justice restaurative « connait des développements locaux dont peuvent ensuite être vantés les « résultats incroyables », c’est parce que des fonctionnaires de l’institution judiciaire, des employés des associations socio-judiciaires et des retraités bénévoles, ainsi que, sur l’un de nos terrains, des professionnelles de la santé, s’en emparent et en font leur cause propre, mais dans le prolongement pour beaucoup de leurs rôles professionnels. »  Beaucoup ne bénéficient pas de décharge de dossiers ni du paiement d’heures supplémentaires pour le temps « gratuitisé » ou « bénévolisé » qu’ils consacrent à la justice restaurative. Ils agissent ainsi portés par une « éthique de conviction », parce qu’ils retrouvent dans la justice restaurative un sens renouvelé à leur métier, trop souvent asphyxié par une logique de flux.

Force est de constater que, privée de moyens conséquents, la justice restaurative n’a pas infléchi le mouvement vers une justice de plus en plus rétributive, orientée vers le châtiment. « Tout au plus représente-t-elle alors un « supplément d’âme » à la justice pénale. En témoigne en France, lit-on dans le rapport qui cite Didier Fassin, la concomitance de son développement avec « la période la plus répressive de son histoire récente en temps de paix », marquée entre autres par l’empilement des mesures sécuritaires et répressives et un taux d’incarcération toujours plus important. »

 

« Injustice restaurative » ?

Le rapport de l’IERJD affronte les rudes critiques adressées à la justice restaurative en novembre 2023 par la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (Ciivise), et relayées dans la presse par son président d’alors, Édouard Durand. La Ciivise la qualifiait alors « d’injustice restaurative ». Elle réagissait alors au film de Jeanne Héry, « je verrai toujours vos visages », qui a dépassé le million d’entrées. Elle considérait que la justice restaurative plaçait auteurs et victimes sur le même plan, alors qu’en matière de crimes sexuels, leur rapprochement favorise l’emprise de l’auteur sur la victime. Les autrices du rapport estiment que les programmes de justice restaurative bénéficient d’un haut niveau de sécurisation : rencontres préparatoires, possibilité de quitter à tout moment, médiation par des professionnels. La critique de la Ciivise leur paraît infondée.

 

Les effets de la justice restaurative

Quels sont les effets de la justice restaurative, sur les infracteurs et les victimes ? Les autrices du rapport ajoutent parmi les bénéficiaires les professionnels impliqués, qui y trouvent un sens à leur métier. Les témoignages sont presque unanimement positifs. Au terme de leur participation à un programme, infracteurs et victimes se sentent soulagés d’un poids. « Ils dorment mieux, se mettent moins en colère, prennent confiance, dépassent un traumatisme en parvenant à sortir la nuit, divisent les médicaments par deux, etc. » En cela, justice restaurative et thérapie se ressemblent. Elles diffèrent en deux points essentiels. La justice restaurative est portée par l’institution judiciaire ; une thérapie relève d’un choix individuel. La justice restaurative, qui requiert pourtant un volume considérable de temps, est gratuite, alors qu’une thérapie est payante.

Ces effets, qui résultent de la libération des émotions, sont-ils durables ? On ne le sait pas. Il faudrait notamment pouvoir mesurer l’incidence de la justice restaurative sur la récidive. Mais cela supposerait une recherche sur plusieurs années, et de toute manière l’effectif concerné est trop faible et l’éventail des infractions trop large pour qu’une approche statistique soit possible.

La justice restaurative a-t-elle un effet sur la société ? Les autrices du rapport critiquent le présupposé sous-jacent : « en changeant/éduquant les individus un par un, on change la société dans son ensemble. En réalité, ce changement – étroitement lié souvent à une dynamique de groupe – a toutes les chances de ne pas résister au retour à la vie réelle, hors du dispositif, et ce lien mécanique tissé par une « main invisible » n’est absolument pas prouvé. » « La « désistance », écrivent les autrices du rapport, gagne à être appréhendée en termes de mobilité sociale et d’expérience de « transfuge de classe », et non comme conversion morale individuelle. »

 

Exit la communauté

Que se passera-t-il lorsque l’infracteur sera de retour dans son quartier, régi par un code de l’honneur qui justifie la violence, y compris à l’égard des femmes ? En principe, « la communauté » devrait contribuer à inscrire la justice restaurative dans une dynamique de changement social. « Théoriquement, lit-on dans le rapport, la communauté est un des trois participants et bénéficiaires affichés de la justice restaurative. Elle est un des trois sommets du triangle restauratif. La justice restaurative entend impliquer la société entière dans la résolution de la délinquance et du crime, société qui d’un côté a sa part de responsabilité dans ces phénomènes, et qui, de l’autre côté, en subit les conséquences. Or, comme dans de nombreux autres pays, la participation de cette « communauté » et la réflexion sur la responsabilité collective qui lui incombe face au phénomène criminel – pourtant aux origines de la création de la justice restaurative – ont été expurgées de la justice restaurative en France, au fil de sa professionnalisation, de son institutionnalisation, et de sa mise en forme légale. »

 

Une justice à l’écoute des usagers

Bien qu’ayant impliqué le ministère de la Justice et les associations spécialisées dans la justice restaurative, le rapport de l’IERJD accumule les critiques à l’égard de la la justice restaurative telle qu’elle est pratiquée en France. Elle ne disposerait pas de moyens suffisants qui garantissent sa pérennité face au risque d’épuisement des professionnels qui s’y impliquent. Ses effets à long terme sur les infracteurs et victimes impliqués seraient incertains. Elle ne changerait pas la logique répressive de la justice ordinaire, et lui apporterait tout juste un supplément d’âme. Elle ne s’inscrirait pas dans une logique de changement social.

Bien que critique, et peut-être parce qu’il est critique, le rapport de l’IERJD plaide en faveur de la justice restaurative et de son développement. Elle constitue un témoignage vivant de ce qu’une justice plus à l’écoute de ses usagers pourrait devenir. Le rapport parle de « bénéficiaires qui ont le plus souvent vécu leur expérience judiciaire sur le mode du plus grand désarroi. Cet État qu’on pensait universel et englobant n’a pas été au rendez-vous, vous a parlé une langue étrangère (le jargon administratif ou juridique), vous a imposé des rythmes (de déposition, par exemple) incompatibles avec une véritable écoute ». La justice restaurative, qui offre une main tendue dans le paysage désertique du service public, consacre un retour de l’État.

 

Ancrer la justice restaurative dans les territoires

À quelles conditions la justice restaurative aura-t-elle un avenir en France ? Il convient d’abord de la doter de moyens humains – s’assurer que les professionnels de la justice impliqués puissent vraiment s’y consacrer sur le temps de travail – et financiers – de sorte que l’information sur le droit à bénéficier d’une mesure soit effectivement connu par les victimes et les infracteurs.

À partir des réflexions du rapport de l’IERJD sur l’effacement du concept de « communauté » dans les pratiques de justice restaurative et l’implication de la société dans résolution des problèmes posés par l’infraction, il semble qu’une seconde ligne d’action consisterait à ancrer les programmes de justice restaurative dans un territoire, un quartier de ville, un village. C’est ce que font certains cercles de soutien et de responsabilité, qui entourent un infracteur pour l’aider à sortir de la délinquance. Mais on l’a vu, l’absence des victimes amène à douter qu’il s’agisse bien de justice restaurative. Il s’agirait d’identifier, sur un territoire, les auteurs et les victimes de délits ou de crimes commis localement ; de leur proposer une mesure restaurative ; d’identifier des personnes impactées par ce qui s’est passé, familles, amis, voisins, responsables d’association etc., et de leur proposer de participer à des rencontres auteurs-victimes comme membres de la communauté.

Doter la justice restaurative de moyens adaptés, mieux l’enraciner dans les territoires lui permettra d’éviter les « espoirs déchus, l’épuisement et les incertitudes » qui la menacent aujourd’hui, et lui ouvrira un nouvel avenir.

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