Dans son essai « quelle terreur en nous ne veut pas finir ? », Frédéric Boyer interroge notre aveuglement féroce et barbare à l’égard des immigrants.
Quels sentiments dominent en nous lorsque les médias mettent sous nos yeux l’odyssée des migrants qui tentent de franchir la Méditerranée au péril de leur vie pour joindre l’eldorado européen ? Un peu de pitié, c’est certain. Mais aussi du fatalisme : les vagues d’immigrants seraient aussi nuisibles et inévitables que les inondations et les tsunamis. De la lassitude et de la lâcheté : nous sommes saturés d’images de malheur, nous ne voulons plus les voir. Et aussi de la peur : nous craignons que les nouveaux venus nous submergent, prennent nos emplois, mettent nos systèmes sociaux en faillite, voire nous remplacent dans notre propre pays.
Cette peur va jusqu’à la terreur, celle même que les terroristes s’emploient à exacerber. C’est à elle que s’attaque Frédéric Boyer. Son texte, quoi que court, est d’une lecture difficile. Il peut se comprendre comme une leçon de philosophie sur l’altérité : lorsqu’on devient incapable de reconnaître dans l’autre un être qui partage avec nous la même humanité, lorsqu’on se crispe sur une identité supposée immuable, lorsqu’on se retranche dans une forteresse assiégée, alors notre société est sur le déclin, condamnée à périr. Il se lit aussi comme une prophétie, dans la ligne d’Isaïe annonçant la venue d’un serviteur souffrant qu’on ne saura accueillir.
La mémoire d’odyssées
Il y a d’abord cette réalité historique : notre « identité nationale » que certains perçoivent comme un acquis figé qu’il faudrait protéger, s’est forgée dans un gigantesque brassage de population. « Comme si nous-mêmes n’étions jamais partis de chez nous. Comme si nous-mêmes ne devions rien à d’autres migrants, à d’anciens, à de très vieux nomades, comme si nous-mêmes n’avions pas la mémoire d’odyssées, le souvenir d’errances folles, de ruptures fondatrices, celui d’épopées tragiques, de métamorphoses radicales et d’appartenances multiples. »
Ce que vivent les migrants sur leurs coques de noix est une admirable odyssée, qui pourrait inspirer mille romans et films d’aventure. Ce sont les hommes et les femmes les plus audacieux, les plus déterminés, les plus énergiques qui quittent les leurs pour affronter l’aventure. Les repousser, c’est se priver d’une richesse humaine qu’un excès de confort affadit chez nous. « On sent vivement que les exploits, que les illusions et les espoirs, que les souffrances et la mort de ces récits non écrits, de ces odyssées non chantées de milliers, de quelques millions d’inconnus traversant les mers et les déserts, remontant les sources, parcourant les routes, traversant les airs, on sent vivement qu’ils écrivent le seul thème assez grand, assez archaïque, le seul thème suffisamment humain, le seul grand voyage suffisamment universel et ancien, pour devenir épopée contemporaine. »
La morale comme insomnie
L’identité d’une nation n’est pas un trésor hérité du passé qu’il faudrait préserver d’agressions extérieures. Elle est en permanence modelée et remodelée par les apports de l’extérieur, par les bouleversements et les crises qu’il faut affronter. « Nos identité ne peuvent être closes. Car la grande aventure, c’est la reconnaissance de l’autre comme enjeu de notre propre humanité possible. » « Nous sommes appelés non pas à nier les différences ni à les sacraliser, mais au contraire à penser la métamorphose, la transformation. Et nous préparer à la multiplicité, à penser une pragmatique du multiple qui serait une politique du monde respectueuse des multiplicités de la construction de toute mémoire ».
Comment se fait-il, demande Frédéric Boyer, que la situation des migrants ne nous scandalise pas, ne nous déshonore pas davantage ? C’est une question de morale. Non pas une morale figée en préceptes, en un catalogue de bonnes et mauvaises actions. Mais « la morale comme force d’ébranlement du monde reçu, de déplacement de ses représentations, la morale comme source d’interrogation, la morale comme culpabilité vive, comme insomnie. »
Et la morale, précise-t-il, commence par des choses toutes simples : la compassion à l’égard de celui qui souffre, le respect de celui qui vient, l’hospitalité.
Une réflexion sur « Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? »