Seasteading, s’installer en haute mer

Dans « Seasteading, comment des nations flottantes vont restaurer l’environnement, enrichir les pauvres, guérir les malades et libérer l’humanité des politiciens » (2017), Joe Quirk et Pati Friedman exposent leur projet de créer des villes pour des millions d’habitants hors des eaux territoriales des États souverains.

Joe Quirk est directeur général du Seasteading Institute, créé en 2008 et financé par Peter Thiele, le fondateur ultra-libéral de Paypal. Pati Friedman, le président de l’institut, est petit-fils de l’économiste Milton Friedman, dont les idées ont inspiré les politiques de Ronald Reagan et Margaret Thatcher.

« Seasteading » est un néologisme formé à partir de « homesteading » qui signifie « propriété » et, dans un contexte rural, « ferme ». Il s’agit en effet d’établir en haute mer des villes flottantes (« seasteads ») dont une fonction essentielle sera agricole. La culture intensive de certaines variétés d’algues permettrait de dépolluer les océans, de combattre effectivement leur acidification, de nourrir sept milliards d’humains et de produire de l’énergie.

Les algues au secours de l’humanité

Les premiers chapitres du livre sont vivants et instructifs. Ils donnent la parole à des entrepreneurs qui innovent dans le développement d’algues capables de digérer les saletés produites par les villes côtières et de permettre la production d’aliments abondants et savoureux. Un entrepreneur construit des enclos à poisson portés par les courants, qui pallient les risques des fermes d’élevage sédentaires. Un Hollandais explique que dans son pays, dont la moitié de la surface est déjà en dessous du niveau de la mer, on ne pourra indéfiniment rehausser les digues pour se protéger contre son élévation. Il travaille à la construction de villes capables de flotter en cas d’inondation.

Pourquoi ne pas s’installer en mer ? « Dans les villes côtières, écrivent les auteurs, l’espace est un facteur radicalement limitant et la gravité tout autant. Sur l’océan, l’espace horizontal est abondant et la gravité est notre amie. »

À mesure que l’on avance dans la lecture, le projet libertarien apparait plus nettement. Selon les auteurs, l’histoire récente démontre que les nations-îles, sans ressources naturelles mais capables de commercer pacifiquement avec le monde entier se sont enrichies. Il cite Singapour, Hong Kong, Malte, l’Île Maurice. Dans l’histoire ancienne, la prospérité de la Grèce tient à la multiplication de petites villes en bord de mer, des sortes de « seasteds », sans la capacité de se mouvoir, certes, mais désireuses d’entrer en relation commerciale avec tous les pays du pourtour méditerranéen. Et que dire de Venise, une cité quasiment flottante, qui inventa l’assurance maritime et la lettre de change ?

Contre la tyrannie

Au cœur du projet de « seasteading » se trouve le rejet de la tyrannie des États implantés sur la terre ferme, qui considèrent les citoyens comme leurs sujets. « Les citoyens, écrivent les auteurs, doivent adhérer librement à la société moyennant un consentement clair à un contrat social explicite, et ils doivent avoir la liberté de sortir (« opt out ») s’ils ne croient pas que la société les sert. »

Ceci entraîne une conséquence étonnante chez des auteurs classés à la droite de la droite de l’éventail politique. Ils se font les avocats d’une immigration massive. L’arrivée de millions de migrants sur les « seasteds » aurait le même effet que les flux entrants aux États-Unis au dix-neuvième siècle : elle serait source d’une richesse inimaginable.

À quoi les villes en pleine mer ressembleront-elles ? Les auteurs refusent de se prononcer sur ce point. Aurait-on pu imaginer, du temps des pères fondateurs, ce que seraient devenus les États-Unis d’Amérique ? La création et le développement des « seasteds » se fera, selon eux, au long de décennies par essais et erreurs. « Nous croyons que les expérimentations sont la source de tout progrès : pour trouver quelque chose de nouveau, il faut essayer quelque chose de nouveau. » Et encore : « j’ai appris à mes enfants à être sans crainte. Si vous voulez essayer quelque chose, faites-le. Ne regrettez jamais ce que vous avez fait. Regrettez ce que vous n’avez pas fait. »

Seasteading et bitcoin

Or, le projet se heurte à une dure réalité. J’ai eu envie de lire le livre de Quirk et Friedman à la suite d’un article du Guardian : « le voyage désastreux du Satoshi, le premier navire de croisière de la cryptomonnaie ».

Les cryptomonnaies (dont la plus célèbre est le bitcoin) permettent d’échapper à la souveraineté des banques centrales et des États. Un trio d’investisseurs convaincus à la fois du projet de Seasteading et de l’avenir des cryptomonnaies conçut l’idée d’acquérir un navire de croisière et de le transformer en lieu de vie sur la mer. Des modules de vie et d’activité économique se seraient progressivement greffés autour navire jusqu’à constituer une véritable cité.

En 2020, la crise du Covid leur offrit la possibilité d’acheter à un prix cassé un navire de croisière de quelque 700 cabines, qu’ils rebaptisèrent MS Satoshi, du nom attribué au fondateur du bitcoin, Satoshi Nakamoto. Ils obtinrent de Panama l’autorisation de mouiller dans ses eaux territoriales.

La transformation du navire en « seasted » tourna au cauchemar. Très peu de gens acceptèrent de troquer leur confortable maison pour une minuscule cabine où l’on ne pouvait cuisiner sa propre nourriture et dont les animaux étaient exclus. Aucun assureur n’accepta de couvrir cet objet flottant non identifié.

La défiance à l’égard des gouvernements, des règles et des impôts est un fait de société, dont les libertariens se font le porte-voix. Mais leur projet est insensé. Qui voudrait vivre en permanence sans l’immensité maritime, sans vallons ni collines ? Comment imaginer que les cohortes de migrants affamés qui tentent de gagner l’Europe puissent rejoindre des villes flottantes et y être accueillis à bras ouverts ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *