Dans son nouvel essai, « sociétés déboussolées, ouvrir de nouvelles routes » (Éditions Persée, 2023), Patrick Lagadec prend acte du grand désarroi collectif qui s’empare des citoyens alors que les certitudes se dérobent. À rebours de la résignation, il propose une bataille de l’action.
« Le citoyen sait ce qui l’attend s’il ouvre son journal, allume télévision ou radio, ordinateur ou tablette : une litanie de chocs, de décrochages, d’engloutissements. La nausée. L’impuissance. » Ces jours derniers, l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, l’injonction d’Israël à un million de Gazaouis de fuir leur cité, l’assassinat d’un enseignant à Arras illustrent cette situation : le sol se dérobe sous nos pieds, il n’y a plus de certitudes.
Patrick Lagadec a commencé sa carrière de chercheur et d’intervenant en travaillant sur des catastrophes provoquées par les technologies : Exon Valdez (marée noire), Seveso (chimie), Three Miles Island (nucléaire)… Il est devenu ensuite un expert reconnu en matière de gestion des crises.
Son nouvel essai marque une évolution, un approfondissement. « Voici en définitive le grand basculement, écrit-il : nous passons d’un monde relativement stable, percuté de temps à autre par des accidents connus… à l’ère des crises de haute intensité endémique. Nous sommes projetés dans le chaotique. » Les crises ne sont plus un mauvais moment à passer. C’est l’ensemble de la société humaine, partout sur la planète, qui marche sur des sables mouvants. Il faut réapprendre à marcher.
Il cite Nicole Fabre, dans « voyage en désespérance » : « Pour celui qui s’est aventuré en ces terres, le piège serait, il est, de s’immobiliser. Face à cette tentation, une seule solution. Continuer à marcher, traverser, aller plus loin, sans cesse. » Dans quelle direction marcher ? Que faire ?
Un journaliste américain, Warren Burger, nous met sur la piste : « les recherches montrent qu’une petite fille de 4 ans pose au moins 300 questions par jour. Mais quand les enfants entrent à l’école cette faculté de poser des questions décline, et de plus en plus au fil de la scolarité, jusqu’à ce que l’on arrive à zéro question. À l’école, on valorise les réponses. »
Apprendre à se poser des questions, renoncer à la facilité d’afficher des certitudes, apprendre à penser hors des cadres, telle est la voie à prendre. Elle s’impose d’abord aux responsables. « Le responsable a été formé, sélectionné, promu parce qu’il avait (…) une dextérité certaine à se mouvoir dans des cadres de référence et solutions validés, les pratiques managériales gagnantes. »
Désormais, c’est la disponibilité à l’inconnu, la prise de recul même sous la pression de l’extrême urgence, l’audace teintée d’humilité consistant à décider même si on n’a pas toute l’information en main qui constituent les qualités maîtresses du gouvernant. Patrick Lagadec insiste sur une autre qualité : le souci d’écouter et d’impliquer le corps social. Il s’agit de partager l’information, même si elle est parcellaire, même si elle peut inquiéter. Il s’agit, d’une certaine manière, d’accepter de partager le pouvoir.
L’auteur recommande aux entreprises de se doter d’une « force de réflexion rapide », composée de personnalités diverses capables d’affronter l’inconnu sans se replier sur des recettes éprouvées. En cas de survenance d’événements sortant de l’ordinaire, il leur sera demandé de s’interroger sur ce qui se passe vraiment, sur les acteurs concernés, les pièges à éviter, les dynamiques qu’on peut mettre en œuvre. Cette aide au pilotage est expérimentée avec succès dans des grandes entreprises.
Il fait sienne l’ambition de « bâtir des inédits viables » du psychosociologue Michel Séguier, disparu il y a quelques années. Celui-ci était chargé de développer une campagne de prévention du Sida au Kivu, province mitoyenne du Rwanda, quelques années après le génocide. Il s’était appuyé sur les coiffeurs, qui tenaient salon aux carrefours et avaient le temps de parler avec les gens.
C’est donc à apprivoiser l’inconcevable, à sortir des sentiers battus, à ouvrir de nouvelles routes que nous invite Patrick Lagadec dans cet essai stimulant.
« Chassez le naturel et il revient au galop ». La modestie et le discernement n’appartiennent pas naturellement au pouvoir mais l’universitaire peut venir à son secours dans sa quête préjudicielle de l’autorité. « Bref, vous pourrez bien essayer de vous faire passer pour celui que vous n’êtes pas, vous finirez toujours par trahir celui que vous n’avez jamais cessé d’être. » (Sylvie Brunet)
Bienvenue aux « personnalités diverses capables d’affronter l’inconnu sans se replier sur des recettes éprouvées. » Les réponses ne nous conviennent pas ? essayons les questions. Il est plus facile de s’orienter quand on a une petite idée de la destination : la bourse ou la vie ? La gagne ou le partage ? L’amitié ou la volée de bois vert ? Etc.