Dans « soigner les méchants » (L’Harmattan 2015), le psychiatre Maurice David s’interroge sur l’éthique du soin psychiatrique en milieu pénitentiaire.
C’est à dessein que Maurice David parle des « méchants », ceux qui ne respectent pas le contrat social et que l’opinion publique voudrait voir retranchés de l’espace public le plus longtemps possible. Les méchants, dit-il, « n’ont pas à se sentir mieux. Leur châtiment et la souffrance qui en résulte devraient être éternels. » Et encore davantage si les méchants sont des délinquants sexuels qualifiés de monstres.
Pourtant, le principe d’administrer des soins psychiatriques en prison est admis. En réalité, ce n’est qu’en 1998 qu’ont été créés les services médico-psychologiques régionaux (SMPR) au sein de prisons. Récemment ont été créées les unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA), destinées à l’hospitalisation de détenus souffrant de troubles psychiatriques. La question que pose Maurice David est pourtant radicale : est-il vraiment possible de pratiquer des soins psychiatriques en détention ?
Un quart des détenus relève de la psychiatrie
Il faut d’abord souligner qu’une forte proportion de détenus entre en prison avec de sérieux problèmes de santé mentale. Maurice David rappelle que le Contrôleur des lieux de privation de liberté déclarait en février 2013 que, sur près de 70.000 personnes détenues, 17.000 relevaient de la psychiatrie et au minimum 10.000 d’entre elles devraient être hospitalisées.
Il faut ajouter que les conditions d’incarcération elles-mêmes provoquent des troubles psychologiques. L’auteur évoque le maelström de la violence carcérale et du non-respect d’autrui. Il parle des insomnies liées aux ronflements des codétenus, à l’inquiétude de côtoyer un voisin dont on n’est pas certain, à la télévision comme bruit de fond toute la nuit, aux rondes des surveillants qui réveillent régulièrement, aux ruminations inhérentes à l’affaire pénale ou au contexte pénitentiaire.
Un espace dispensateur de souffrance psychique punitive
La mission des psychiatres en détention est « particulière et ambigüe : apporter du soin psychiatrique comme prestation intégrée dans un espace public dispensateur de souffrance psychique punitive volontairement administrée. »
Une seconde difficulté est liée à la durée des soins. Les transferts vers d’autres établissements et les aménagements de peine peuvent occasionner une rupture relationnelle brutale, inopinée, silencieuse, alors que l’établissement sur la durée d’une relation de confiance entre le patient et le thérapeute est essentielle.
La principale difficulté que rencontrent les psychiatres en détention est plus fondamentale encore : elle réside dans la nature même du travail qui leur est demandé. L’auteur oppose le soin à la répression. Pour un thérapeute, le soin a pour but « de faire émerger une ouverture vers les zones obscures et clivées à l’origine des actes où se niche une détresse liée à l’angoisse d’anéantissement et à la destructivité du sujet. » Le soin suit sa propre logique, avance selon son propre rythme. Il requiert, selon l’auteur, l’indépendance totale du thérapeute.
Or, en prison le thérapeute est soumis à toutes sortes de pressions. Il administre une quantité phénoménale de tranquillisants, qui contribuent à l’apaisement des tensions. Il est invité à donner son avis sur le sort de détenus dont il a la charge au sein de la commission pluridisciplinaire unique. « Secret professionnel écorné et perte de l’indépendance professionnelle vont pervertir la relation soignante. Soit les patients n’oseront pas dire ce qu’ils pensent, ressentent, craignant que certains de leurs propos puissent être retenus à charge ; soit, au contraire, leurs propos bien choisis chercheront à donner une image avantageuse d’eux-mêmes »
Le soin ou la répression
Le risque est grand pour la psychiatrie, dit Maurice David, « de quitter à son tour le soin pour la répression. De nombreux régimes totalitaires ont su largement utiliser cette facette dangereuse de la psychiatrie. En somme la psychiatrie en milieu pénitentiaire est-elle une psychiatrie à part entière ou une psychiatrie entièrement à part ? »
Pour l’auteur, la psychiatrie en prison est de plus en plus entraînée vers un rôle répressif de contrôle social, rendant l’administration de soins de plus en plus problématique. Outre la demande sécuritaire de l’opinion, excitée par des démagogues, on assiste en effet à une « psychiatrisation » de la délinquance. Si des individus commettent des délits et des crimes, surtout en matière sexuelle, c’est qu’ils sont malades.
La loi et les règlements ont progressivement renforcés ce lien entre incivilité et maladie mentale. Le fait de suivre un traitement psychiatrique en prison donne automatiquement droit à une réduction de peine. La loi de 2008 institue une « rétention de sûreté » qui vise l’enfermement quasi perpétuel des criminels « particulièrement dangereux ». L’individu n’est même plus jugé sur ce qu’il a fait. Il acquiert le statut d’individu définitivement dangereux et voit son sort scellé à jamais, signé non plus des crimes qu’il a commis, mais de ceux qu’il est susceptible de commettre.
Évaluer la dangerosité des personnes
Les psychiatres sont de plus en plus souvent sommés de se prononcer sur la « dangerosité » de prévenus ou de condamnés. Ils ne sont pas seuls dans ce cas. Les statisticiens aussi sont pressés de faire tourner des logiciels actuariels établissant des corrélations entre certains paramètres de l’individu (le quartier où il habite, le casier judiciaire de ses proches, son âge, ses addictions etc.) pour mesurer la probabilité d’actes délictueux ou de leur récidive. Mais le statisticien ne peut pas davantage décider si un délinquant va récidiver que le psychiatre appliquer un protocole médical « destiné à prévenir la récidive », protocole qui n’existe dans aucun manuel.
Cette pression pour classer les délinquants selon leur dangerosité présente un risque majeur, celui de la prophétie auto-réalisatrice, c’est-à-dire celle qui fait advenir un événement par le fait même de l’avoir prédit. Un individu montré du doigt comme « dangereux » a davantage de chances d’adopter un comportement violent qu’un autre qui a eu la chance de bénéficier d’un véritable soin psychiatrique.
Opposition frontale
Le livre de Maurice David est stimulant pour les questions qu’il pose, mais aussi agaçant par son opposition frontale aux institutions récemment apparues. Selon lui, les critères de recrutement des « détenus de soutien » censés prévenir le suicide de codétenus sont si déconnectés de la réalité carcérale que l’expérience ne peut réussir. Les CPU sont une machine à rogner le secret médical et constituent une menace pour l’efficacité des soins en milieu carcéral. Les SMPR, par leur existence même, dédouanent les juges du reproche qu’ils pourraient se faire d’envoyer en prison des malades mentaux, puisqu’une structure les y accueille. Les UHSA dispensent les hôpitaux de secteur de se poser la question de la prise en charge, en leur sein, des malades mentaux ayant commis des infractions pénales.
L’auteur reconnait aussi les imperfections de son livre. Son élaboration a été lente, dit-il, d’où parfois une impression de répétitions, d’autant plus que la rédaction d’un livre est difficilement compatible avec le travail hospitalier et se trouve engluée dans toutes les obligations professionnelles.
« Soigner les méchants » souffre en effet de nombreuses répétitions. Ses 286 pages auraient avantageusement pu être réduites de moitié. L’intérêt du livre réside dans les questions qu’il soulève, la pertinence de certaines formulations, et son importante documentation (citations de textes, notes et bibliographie).