J’ai aimé « Soumission », le roman polémique de Michel Houellebecq pour sa capacité à transcrire dans une fiction l’esprit du temps.
Plusieurs critiques ont souligné qu’il faut lire ce roman comme une œuvre littéraire, et non comme un pamphlet politique ou religieux. C’est ainsi que je l’ai abordé, et bien que la seconde partie du livre soit décevante, j’ai trouvé dans ce livre ce qu’on attend d’une fiction : une écriture affutée, un point de vue décalé, une intrigue qui captive.
Rappelons la situation. Sous le second terme de la présidence de François Hollande, la situation de la France n’a cessé de se dégrader. « Je me rendais bien compte, et depuis des années, que l’écart croissant, devenu abyssal, entre la population et ceux qui parlaient en son nom, politiciens de journalistes, devait nécessairement conduire à quelque chose de chaotique, de violent et d’imprévisible. » Le pays est au bord de la guerre civile. En 2022, les deux partis qui se disputent la présidentielle sont ceux qui ont gardé le contact avec l’électorat populaire : le Front National de Marine Le Pen et la Fraternité Musulmane de Mohammed ben Abbes. Ben Abbes se présente comme un musulman modéré et tolérant ; ses militants occupent le terrain, sont présents au jour le jour dans les quartiers difficiles, aident les familles.
Un oiseau mazouté
Ben Abbes n’est pas gourmand. Il ne réclame en réalité pour son parti qu’un seul ministère, celui de l’Éducation Nationale. Et il nommera à Matignon François Bayrou, qui, comme lui, est résolu à « redonner toute sa place, toute sa dignité à la famille, cellule de base de notre société ». Il est élu président de la république avec le soutien du PS et de l’UMP.
La situation personnelle du narrateur, François, un professeur d’université spécialiste du romancier français Joris Karl Huysmans (1848 – 1907), fait écho à celle de la France plongée dans le marasme et la désespérance. Âgé d’une quarantaine d’années, il doute de lui-même, se croit incapable de fonder une famille, vit dans la hantise des problèmes administratifs et des soucis de santé qui un jour ou l’autre l’accableront. François ne trouve de réconfort que dans l’alcool, le tabac et le sexe, mais le sexe n’aura qu’un temps… Il pourrait s’appliquer à lui-même ce qu’il dit d’une de ses relations éphémères : « sa tristesse était grande, elle était irrémédiable, et je savais qu’elle finirait par recouvrir tout (…) Elle n’était au fond qu’un oiseau mazouté. »
La France de Ben Abbes se transforme à toute allure. Le chômage régresse, grâce au retrait de nombreuses femmes du marché du travail et à la promotion de l’artisanat. L’insécurité a disparu des quartiers autrefois chauds. L’université est maintenant islamique. On propose à François de se convertir à l’islam, de réintégrer son poste de professeur et de recevoir un bel appartement de fonction et plusieurs épouses…
Le bonheur dans la soumission
François se remet sur les traces de Huysmans, qui après une vie d’incroyant libertin s’était converti au catholicisme et s’était retiré au monastère de Ligugé. Il avait fini par être fasciné par la foi simple des pèlerins de Lourdes, qu’il avait autrefois méprisés. Comme lui, François fait sienne l’idée « renversante et simple (…) que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue. »
L’image que donne Houellebecq de l’Islam est biaisée. Il a certes de belles paroles sur le Coran : « le Coran est entièrement composé de rythmes, de rimes, de refrains, d’assonances. Il repose sur cette idée, l’idée de base de la poésie, d’une union de la sonorité et du sens, qui permet de dire le monde. » Mais il retient essentiellement de cette religion l’exclusion des femmes de la vie publique. « Vêtues pendant la journée d’impénétrables burquas noires, les riches Saoudiennes se transformaient le soir en oiseaux de paradis, se paraient de guêpières, de soutien-gorge ajourés, de strings ornés de dentelles multicolores et de pierreries ; exactement l’inverse des Occidentales, classe et sexy pendant la journée parce que leur statut social était en jeu, qui s’affaissaient le soir en rentrant chez elles, abdiquant avec épuisement toute perspective de séduction, revêtant des tenues décontractées et informes. »
Une interprétation biaisée de l’islam
Dans la France du président Ben Abbes, les femmes sont au service de l’homme, au lit ou à la cuisine selon leur âge. La polygamie est un instrument de la sélection naturelle : aux puissants (dont les professeurs d’université), un nombre de femmes proportionnel à leur importance ; aux pauvres, l’abstinence.
Je ne partage ni la vision « décliniste » de la France, ni l’interprétation de l’Islam que diffuse Houellebecq. Je ne crois pas non plus que le retour des femmes à la maison et l’instauration de la polygamie soient envisageables en France, même dans des dizaines d’années : la possible alternance de droite se rendra compte de la difficulté de revenir sur des acquis sociétaux lorsqu’elle s’avisera d’abroger la loi Taubira accordant aux homosexuels le droit de se marier.
Mais son livre n’est pas un programme politique ou religieux. C’est une fiction, une œuvre littéraire qui ne prétend pas définir ce qu’il convient de penser, mais capture l’air du temps et donne à réfléchir. La première partie, jusqu’à l’accession au pouvoir de la Fraternité Musulmane, est vive, dynamique, nerveuse, passionnante. La seconde, qui relate le basculement de la France dans un ensemble islamique incluant l’Europe et la Méditerranée, m’a semblé poussive.
Au total, « Soumission » n’est pas un chef d’œuvre, mais une œuvre digne d’intérêt.