Sugar Man, documentaire du Suédois Malik Bendjelloul, réussit l’exploit d’être encore à l’affiche à Bordeaux près de six mois après sa sortie nationale.
Il arrive que le bouche à oreille fasse des miracles dans le marché du cinéma. C’est ce qui se produit pour ce film beau, émouvant et profondément moral.
Au Cap dans les années 1990, Steve Segerman enquête sur l’identité de « Rodriguez », un chanteur américain qui enregistra deux disques vingt ans plus tôt, « cold fact » et « coming from reality ». Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, cette musique qui parlait de sexe, de drogue et de misère sociale, était interdite par le pouvoir, qui rayait les vinyles à disposition des radios pour être sûr qu’ils ne passent pas sur les ondes ; en réaction, elle devint un symbole pour une génération africaan à la recherche d’un profond changement dans la société. On estime qu’un demi-million de disques ont été diffusés, la plupart clandestinement. Qui était Rodriguez, artiste aussi célèbre en Afrique du Sud qu’Elvis Presley ? Les plus folles rumeurs circulaient, le donnant pour mort sur scène, suicidé après l’échec de ses albums.
Grâce à Internet, Segerman, surnommé Sugar Man d’après le titre d’une chanson de Rodriguez consacrée à un dealer de cocaïne, retrouve la trace de Sixto Rodriguez. Il vit dans un quartier misérable de Detroit. Le plus extraordinaire est que, plongé dans l’anonymat après l’échec de sa carrière artistique, il n’a jamais désespéré. Il a exécuté consciencieusement son travail d’ouvrier dans le bâtiment. Il a milité dans des associations de quartier. Il s’est présenté à des élections municipales. Il a emmené ses filles dans des lieux normalement réservés à l’élite, bibliothèques, musées ou salles de concert.
Le premier voyage de Rodriguez en Afrique du Sud, en juin 1998, crée un choc émotionnel : « c’était comme si Elvis revenait d’entre les morts », dit un témoin. L’ovation qui l’accueille dans l’immense salle où il doit donner son récital dure plus de cinq minutes. Sans le savoir, il était devenu, pour la partie libérale de la population africaaner, un symbole de liberté. A le voir devant eux, en chair et en os, interpréter des chansons qui les ont accompagnés pendant les années sombres, les gens sont bouleversés.
Sixto Rodriguez est devenu une star mondialement connue, et il sera en concert au Zénith de Paris les 3 et 4 juin. En vérité, il avait déjà fait une tournée en Australie et Nouvelle Zélande avant d’être « découvert » par les Sud-Africains. Malgré cette renommée tardive, il vit à Detroit dans la maison qui est la sienne depuis 40 ans et n’a pas changé son style de vie. Son histoire est celle d’un être humain extraordinaire, pour qui ce qui compte c’est ce que les gens ont dans le cœur et non les feux de la rampe.
De ce film exceptionnel, on retiendra la superbe photographie des quartiers misérables de Detroit. Un sentiment d’irréalité s’empare du spectateur, comme si la pauvreté était soudain transformée en éther. Le directeur de la photographie se nomme Camilla Skagerstrøm. Elle mérite d’être mentionnée. On retiendra aussi la voix magnifique, les textes et les musiques de Sixto Diaz Rodriguez, en regrettant que son échec des années 1990 ait cassé son élan créateur. A l’écouter aujourd’hui, il aurait pu être un égal de Bob Dylan.
Une réflexion sur « Sugar Man »