Sophie we love you!

 

Sophie Christiansen sur Janeiro. Photo The Telegraph.

 

Aux Jeux Paralympiques de Londres, l’épreuve de dressage a été particulièrement émouvante.

 Sophie Christiansen et son cheval Janeiro arrivent au terme de l’épreuve de dressage, dans une parfaite synchronie avec la musique choisie par la jeune femme. Fidèles aux instructions reçues, pour ne pas effrayer le cheval, les spectateurs manifestent leur enthousiasme silencieusement en agitant leurs mains et des drapeaux. Puis quelqu’un crie « Sophie we love you! ». Sophie sourit. L’étiquette est oubliée et c’est un rugissement d’applaudissements qui balaie la piste de Greenwich.

 Sophie a 24 ans. Née 2 mois avant terme, elle souffre de paralysie cérébrale. Elle contrôle mal les mouvements des jambes et des bras et son élocution est difficile. Comme si cela ne suffisait pas, elle souffrit dans sa petite enfance de jaunisse, d’insuffisance respiratoire et d’une attaque cardiaque. A Pékin, elle gagna deux médailles d’or et une médaille d’argent. Cette fois, c’est trois fois l’or qu’elle a décroché. Dans The Telegraph, Jim White observe qu’elle était simplement et clairement plus en contrôle, plus ambitieuse et plus créative que ses rivales.

 Dans The Guardian, Simon Hattenstone dit de Sophie Christiansen que « son corps est mou, ses muscles  sont secoués de spasmes involontaires, son élocution est mal articulée, et elle est complètement jolie, – drôle, expansive, futée, héroïque (…) La chose la plus miraculeuse est peut-être que, bien qu’elle lutte tant pour contrôler son corps, elle a excellé dans un sport qui porte sur le contrôle parfait. « Oui, la précision », dit-elle, précisément. Le dressage est aussi connu comme ballet du cheval – le partenaire marchant et trottant avec deux pattes ou quatre pattes avec la musique, dans un temps et un rythme parfait ».

 Sophie raconte sa scolarité dans une école normale, en proie aux brimades de certains élèves, ressentant une grande difficulté à se faire des amis, en partie parce qu’elle avait honte de son élocution, en partie parce que manger lui prenait plus de temps qu’aux autres et l’empêchait d’aller jouer. Encore aujourd’hui, il lui faut parfois s’imposer. Lorsque des gens la croient débile à cause de ses difficultés d’expression, elle glisse négligemment dans la conversation qu’elle est licenciée en mathématiques. Et obtenir son travail actuel, comme statisticienne, n’a pas été facile : beaucoup d’entreprises reculent à l’idée de devoir fournir un peu d’aide pour surmonter le handicap.

 Sophie, nous t’aimons, oui, mais surtout nous te remercions de cette leçon de courage et d’humanité.

Avec Paul McCartney

Les Neiges du Kilimandjaro

Darroussin et Ascaride dans "Les Neiges du Kilimandjaro"

« Les Neiges du Kilimandjaro », film de Robert Guédiguian (2011), est inspiré du poème « les pauvres gens » de Victor Hugo.

  Dans ce poème, qui fait partie de la Légende des siècles, Jeannie craint, cette nuit comme toutes les nuits, pour la vie de son mari parti sur la barque pour pêcher. « Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées. / Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées / Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur. » Au petit matin, Jeannie va sur la grève tenter d’apercevoir l’embarcation. Sur le chemin du retour, elle se rend compte que sa voisine, veuve, vient de mourir en laissant deux tout-petits abandonnés. Elle les prend chez elle. Elle craint la réaction de son mari : n’ont-ils pas déjà cinq enfants à nourrir ? « Déjà dans la saison mauvaise, on se passait de souper quelquefois. » La nuit était mauvaise, le pêcheur n’a rien pris. Il urge pourtant Jeannie d’aller chercher les enfants. « Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà. »

 Comme Jeannie et son mari, Marie-Claire (Ariane Ascaride) et Michel (Jean-Pierre Darroussin) s’aiment depuis trente ans d’un profond amour. Ce sont des purs. Michel est militant à la CGT. Dans la première scène du film, on le voit présider un tirage au sort qui va déterminer les victimes d’un licenciement économique. Il s’inclut dans le lot. Le voici préretraité, sans vraiment de projet sinon celui d’être plus présent auprès de ses petits enfants et de monter une pergola dans le jardin de son fils. Famille et amis organisent une fête dans la cour des locaux de la CGT pour fêter les trente ans de mariage de Marie-Claire et Michel. Tous reprennent en cœur la chanson « les neiges du Kilimandjaro » de Pascal Danel. C’est que le cadeau est un voyage en Tanzanie sur les pentes du volcan. C’est le bonheur. Ce sont les mères adorant l’enfance épanouie, les baisers de la chair dont l’âme est éblouie, les chansons, le sourire, l’amour frais et beau qu’évoque Hugo dans son poème.

 Et puis, un soir de jeu de cartes entre Marie-Claire, sa sœur Denise, son beau-frère Raoul et Michel, tout s’effondre. Des truands font irruption sous la menace de leur arme, les ligotent, leur extorquent l’argent du voyage au Kilimandjaro et leurs codes de carte bancaire. Michel ne tarde pas à se rendre compte que l’un d’entre eux, Christophe, est un ouvrier licencié en même temps que lui. Il le dénonce, le fait arrêter.

 Christophe a organisé le vol à main armée pour payer ses dettes et faire vivre ses deux jeunes frères. Il n’y a pas de père ; la mère entend vivre sa vie de femme sans contraintes. Christophe emprisonné, les gosses sont à l’abandon. Un sentiment de culpabilité pèse sur les épaules de Marie-Claire et Michel. Comme le pêcheur et sa Jeannie dans les Pauvres Gens avaient accueilli Guillaume et Madeleine, Marie-Claire et Michel arrivent ensemble à la conclusion qu’évidemment ils accueilleront Jules et Martin, les frères de Christophe. Dans le pardon, dans le pur altruisme, ils retrouvent leurs racines et peuvent aller de l’avant.

 A ce point, l’histoire pourrait être celle de héros anonymes, ceux qui ont l’avenir dans leurs mains jointes. Mais leur héroïsme a-t-il un avenir ? Christophe, le père de famille par défaut  devenu truand faute de mieux n’a que mépris pour Michel, ce syndicaliste minable qui n’a été capable d’imaginer qu’un tirage au sort pour gérer la mise au chômage de ses camarades, cet ouvrier exemplaire qui a pu s’acheter sa maison et va toucher le chômage et des indemnités de licenciement, se convertissant ainsi en petit bourgeois. Pire encore, Flo et Gilles, les enfants de Marie-Claire et Michel, sont révoltés par leur attitude : alors que la vie est déjà si dure et si étroite, pourquoi leur imposer de partager le peu qu’il y a ? Et pourquoi avoir renoncé au Kilimandjaro, alors que la collecte de fonds pour le voyage avait représenté un effort pour la famille et les amis ? Dans Télérama, Louis Guichard exprime ce jugement cruel : « la dernière génération de personnages (de Guédiguian), toute à sa survie, n’a plus les moyens d’être altruiste. A peine ceux d’être honnête. ».

 La chanson de Pascal Danel parle d’un homme qui va mourir enseveli sous les neiges du Kilimandjaro. Le poème de Victor Hugo contemple, lui aussi, la mort. « Hélas ! Aimez, vivez, cueillez les primevères, / Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres, / Comme au sombre océan arrive tout ruisseau, / Le sort donne pour but au festin, au berceau, / Aux mères adorant l’enfance épanouie, / Aux baisers de la chair dont l’’âme est éblouie, / Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau / Le refroidissement lugubre du tombeau ! »

 La force du film de Robert Guédiguian, c’est qu’il ne choisit pas son camp. Par solidarité générationnelle, il s’identifie évidemment avec ses héros Astaride / Darroussin. Mais il n’exclut pas, comme Christophe, Flo et Gilles, que ceux-ci soient en train, eux-mêmes et leurs idéaux, de glisser vers leur tombe.

En famille avant le drame

To Rome with love

 

 

Jack et Monica, sous le regard de l'ange gardien.

 

Woody Allen a démontré avec Vicky Cristina Barcelona (2007) et Midnight in Paris (2011) son talent pour exprimer au cinéma le génie d’une ville.

 C’est à Rome que nous transporte son dernier film, « To Rome with love ». Tous les clichés de la vie romaine s’y trouvent : le chanteur d’opéra, les paparazzi, la prostituée, les hommes d’affaires. On y retrouve aussi avec plaisir Woody Allen comme acteur, dans un rôle où il est naturellement marié à une psychanalyste.

 L’amour dont il est question dans le film, c’est celui d’un jeune couple qui décide de monter de sa province de Pordenone à la capitale pour connaître enfin la grande vie. C’est aussi celui que le cinéaste éprouve visiblement pour Rome et ses habitants.

 Le film juxtapose plusieurs sketches, dans la grande tradition du cinéma italien. Jerry (Woody Allen lui-même), ancien metteur en scène d’opéras,  identifie en Gian Carlo, le père de son futur gendre, un ténor génial. Le problème de Gian Carlo, c’est qu’il ne sait chanter que dans sa douche. Qu’à cela ne tienne : John imagine une douche mobile décorée à l’antique, dans laquelle le personnage principal interprète sur scène son rôle en virtuose, sans cesser de se laver. C’est tellement énorme que l’effet comique est immédiat : le génie de Fellini rôde ! Et aussi celui de Woody Allen lui-même. Comme Gian Carlo est entrepreneur de pompes funèbres, l’épouse de Jerry, en bonne psychanalyste, ne lui ménage aucun décodage : si tu crois bon de mettre en scène un croque-mort, c’est que tu ne parviens pas à faire le deuil de ta carrière professionnelle et à accepter sereinement la retraite !

 Roberto Benigni est dans le rôle d’un homme absolument quelconque propulsé dans la célébrité par la télévision poubelle. Le moindre détail de sa vie quotidienne, comme la manière dont il beurre ses toasts au petit déjeuner, devient l’objet de commentaires sans fin. Il sera rejeté dans l’anonymat aussi vite qu’il s’était trouvé sous les projecteurs.

 Penélope Cruz joue une prostituée en pleine possession de son art qui se retrouve pour un jour mêlée à la vie sociale et intime d’un jeune homme timide et de bonne famille.

 Dans l’un des sketchs, un architecte célèbre rencontre un débutant qui vit dans l’appartement même du Trastevere dans lequel il avait vécu lorsqu’il était étudiant. Comme un ange gardien il le met en garde contre le danger que la sulfureuse Monica fait courir au couple harmonieux qu’il forme avec Sally. En vain, bien sûr !

 « To Rome with love » n’est pas le meilleur film de Woody Allen. Mais on rit de bon cœur et on se laisse charmer par la poésie colorée d’humour qui se déprend de la ville de Rome.

Equador

Après Livro de José Luís Peixoto et pour rester dans la veine littéraire portugaise, voici ma note de lecture de Equador (Equateur) de roman de Miguel Sousa Tavares (Oficina do Livro, 2003).

 Lisbonne, décembre 1905. Luís Bernardo Valença, 37 ans, célibataire, mène une vie dilettante entre la Compagnie Insulaire de Navigation héritée de son père mais qui ne l’occupe pas vraiment, ses conquêtes féminines éphémères et les dîners en ville, dont l’indispensable dîner hebdomadaire du club de l’Hôtel Central, exclusivement masculin.

 Dans un quotidien, il a écrit un article où il préconise une redéfinition de la politique coloniale du Portugal. Les droits des pays colonisateurs furent dans une première phase fondés sur la découverte de territoires nouveaux. Dans une conjoncture d’exaspération de la concurrence entre Etats et entre entreprises, ces droits ne peuvent désormais dériver que d’une mission civilisatrice, dont la pierre de touche est l’abolition de fait, et non seulement de droit, de l’esclavage. C’est précisément cet article qui a attiré l’attention du roi Don Carlos, et l’a amené à convoquer Luís. Le roi le prend au mot et le presse d’accepter la responsabilité de Gouverneur des Iles de São Tome (dans l’Atlantique au large du Gabon) et de Principe. L’Empire Britannique va y envoyer un Consul pour vérifier sur place que la main d’œuvre angolaise utilisée dans les plantations de cacao est libre et informée de ses droits, notamment de son droit au retour.

 A contrecœur, par devoir et aussi pour fuir Matilde, une femme mariée avec qui il vient de vivre une relation passionnée mais sans avenir, il accepte le défi. Sur place, il se heurte á l’hostilité croissante des planteurs et d’une partie de sa propre administration, bien résolus à ce que rien ne change, retranchés derrière la fiction d’une main d’œuvre travaillant de son plein gré, bénéficiant de conditions de logement, de nourriture et de santé meilleures que dans les colonies anglaises, décidée à rester à São Tome plutôt que de retourner à la vie sauvage en Angola. Le Gouverneur ne se contente pas de prêcher dans son Palais. Il s’invite au Tribunal et prend la défense de deux noirs accusés d’avoir fui leur plantation : pourquoi ont-ils fui des conditions « idylliques » ? demande-t-il. Au lieu de réprimer dans le sang une révolte à Principe, il négocie avec les mutins et obtient pacifiquement leur reddition. Sa solitude se fait de plus en plus pesante et angoissante.

 Le Consul que la Couronne Britannique envoie à São Tome est David Jameson, un fonctionnaire brillant, passionné par l’Inde, polyglotte, qui a été à moins de trente ans Gouverneur du nouvel Etat d’Assam et du Bengale du Nord-Ouest, qui comptait plus de trente millions d’habitants de plusieurs ethnies et religions. David avait pleinement réussi sa mission de faire fonctionner de manière harmonieuse cette potentielle pétaudière. Mais il tombe par sa passion du jeu et est envoyé en punition à un poste que personne ne veut occuper. D’emblée, Luís et David deviennent amis.

 Ann, la femme de David, l’a accompagné dans sa disgrâce. « Sa beauté était douce comme un matin du Hertfordshire, lumineuse comme un crépuscule dans le Rajasthan. Elle avait un sourire et des traits d’adolescente, un corps de femelle fertile prête à être cueillie, des yeux verts humides de femme sans époque et sans mode ». Ann considère que sa promesse de ne pas abandonner David dans son exil lui donne le droit de se comporter en femme libre. La beauté de cette jeune femme intelligence, son élégance et son magnétisme dans les réceptions mondaines de la colonie, ensorcellent Luís Bernardo qui en tombe fou amoureux.  Il est dans un étau : les planteurs prétendent qu’à cause de cet amour adultérin, il a pris fait et cause pour l’ennemi anglais. Rien n’a bougé dans les esprits : au terme des contrats quinquennaux de travail, seules quelques dizaines d’ouvriers sont rapatriés dans leur pays d’origine. La mission du Gouverneur est un échec. Il pense s’enfuir avec Ann, mais celle-ci se dérobe.

 Le 1er février 1908, le roi Carlos et le Prince héritier Luís Felipe, qui avait visité São Tome dans l’allégresse quelques semaines auparavant, sont assassinés. La République est proclamée quelques semaines plus tard.

 Transhumances avait rendu compte le 19 décembre de Rio das Flores, autre roman de Miguel Sousa Tavares.