Monter par la route au gîte de Bélouve et emprunter le sentier qui mène au Trou de Fer, constitue l’une des plus belles promenades de l’Ile de La Réunion.
Nous traversons les villages de La Plaine des Palmistes et de Petite Plaine et nous engageons sur la route du gîte de Bélouve. Nous avons de la chance aujourd’hui : bien que nous nous trouvions dans la partie « au vent » de l’île, la plus humide, il ne pleut pas. Seule une fine couche de nuages enveloppe les deux sommets, la Fournaise et le Piton des Neiges. A mesure que la route s’élève, des paysages somptueux se révèlent à nous, falaises verticales couvertes de végétations, profondes ravines, pentes douces couvertes de fleurs, futaies de tamarins et de fougères arborescentes.
Le gîte de Bélouve est construit près d’un belvédère d’où l’on admire le Cirque de Salazie. On se situe en aplomb du village d’Hell Bourg. La vue embrasse les « îlets » où les agriculteurs cultivent des plantes vivrières, en particulier le « chouchou » (chayotte) ; elle porte jusqu’aux montagnes qui ferment le Cirque, la Roche Ecrite, le Col des Bœufs, le Piton des Neiges et, au-delà du Cirque de Mafate, le Maïdo.
A partir du gîte, le chemin du Trou de Fer traverse la forêt tropicale. La végétation, dominée par les tamarins et les cryptomerias, est particulièrement dense. Le sentier est souvent rendu impraticable par la pluie et la boue. Aussi a-t-il été aménagé sur des centaines de mètres avec des passerelles et des escaliers de bois recouvert de grillage. Après environ une heure et demie de marche, on arrive au Trou de Fer. Il s’agit d’un gigantesque entonnoir presque totalement fermé, sur les flancs duquel des cascades forcent un passage. Le site est le clou du tour de l’île en hélicoptère : la proximité des parois et l’à-pic de plusieurs centaines de mètres garantissent des sensations fortes. Pour le randonneur, quitter le couvert de la forêt et découvrir cet espace vertigineux est une récompense, d’autant plus prisée qu’un épais brouillard s’invite fréquemment dès la fin de la matinée.
Le hameau de La Nouvelle est le plus accessible du Cirque de Mafate. Il devient peu à peu une base pour les randonneurs.
Il y a quelques années, il fut décidé d’abandonner le projet de route reliant Grand Ilet, dans le Cirque de Salazie, à La Nouvelle, dans le Cirque de Mafate. Le site n’est relié au reste de l’île que par des sentiers et par des rondes d’hélicoptères qui livrent presque tout ce qui est consommé sur place, des aliments aux matériaux de construction. Au fil des années, il s’est enrichi de gîtes qui offrent aux randonneurs une étape pour la nuit ou une base pour rayonner dans les autres îlets de cette dépression extraordinairement escarpée.
L’eau est chauffée au soleil, ce qui garantit une désagréable surprise aux marcheurs arrivant en fin d’après-midi. L’électricité est elle-même produite par des capteurs solaires, complétés par quelques générateurs au gazole. Le dîner est servi vers 19h, peu après le coucher du soleil, dans une salle commune. Il commence par un punch et se termine par un rhum arrangé ; il se compose d’une entrée (pour nous, du gratin de chouchoux), d’un cari (pour nous, rougail de saucisses et civet de canard) et d’un dessert (pour nous, gâteau aux pommes). Il est généralement excellent, et d’autant plus apprécié que la randonnée creuse l’appétit.
A La Nouvelle, on fait l’expérience de la rareté. Les ampoules délivrent un minimum de lumière, pas assez pour lire confortablement. C’est aussi l’expérience d’un décalage horaire : on se couche dès 21h, et on est sur pieds peu après 6h.
La descente vers La Nouvelle depuis le Col des Bœufs, sur environ 500m de dénivelée, se fait en général dans la brume si l’on se met en route l’après-midi. Parfois, une trouée laisse entrevoir les pentes abruptes d’un « piton » couvert de verdure. Les branches entremêlées des tamarins diffusent un sentiment d’étrangeté.
Au petit matin, le ciel est totalement découvert. Sous le soleil rasant, le Piton des Neiges, la crête des trois Salazes, le rempart du Grand Bénard au Maïdo apparaissent dans un extraordinaire relief. Sur le chemin de Marla, des paysages somptueux apparaissent à chaque détour. Le sentier rejoint la rivière des Galets, tout près de sa source. Se baigner dans l’un des bassins naturels lave le corps et l’esprit. C’est un moment de pur bonheur.
Le Cirque de Cilaos, l’un des trois effondrements spectaculaires de l’Ile de La Réunion, est depuis près de deux siècles un lieu de remise en forme.
Comme les Cirques de Mafate et de Salazie, celui de Cilaos n’a rien d’homogène. Le bourg de Cilaos est séparé des « îlets » de Palmiste Rouge, Bras Sec ou Ilet à Cordes par de profondes ravines et d’abrupts escarpements. Mais l’ensemble est enclos par de gigantesques falaises verticales couvertes de végétation, les « remparts » qui le séparent des deux autres cirques et du massif du Piton de la Fournaise.
En cette belle journée de novembre, les randonneurs affluent sur les sentiers. Une grande majorité est composée de personnes de troisième âge, mais on trouve aussi des jeunes couples, parfois accompagnés de petits enfants. Plutôt sec, escarpé, baigné de senteurs tropicales, traversé de torrents, le Cirque de Cilaos est un paradis pour le tourisme de remise en forme. Ce qui est remarquable, c’est qu’il en est ainsi depuis près de deux siècles.
Jusqu’au dix-huitième siècle, les pentes inaccessibles du Cirque servirent de refuge aux « noirs marrons », les esclaves échappés des domaines coloniaux. Dès 1835 pourtant, des Réunionnais fortunés vinrent à Cilaos pour une cure thermale dans un lieu qui offrait aussi, du fait de son altitude (1200m), une fraîcheur bienvenue. Dans « Une île tout en auteurs » (Editions du Boucan 2006), on lit : « pour venir boire ces eaux, il fallait alors emprunter, jusqu’à l’ouverture de la route carrossable en 1932, l’impressionnant sentier tracé à franc de falaises par l’ingénieur Guy de Ferrières. Pour plus de confort et de sécurité, on s’y faisait transporter en chaise à porteurs ; de deux à six hommes (selon le poids du client et l’inclinaison de la pente) se relayant tous les deux kilomètres. Le voyage durait en moyenne sept heures. En 1900, sur cent cinquante porteurs, cinquante étaient cilaosiens. »
Accéder au Cirque de Cilaos en voiture depuis Saint Louis prend environ une heure. Il faut négocier plus de 400 virages et franchir de nombreux passages, dont deux tunnels, où les véhicules ne peuvent se croiser. Le temps des chaises à porteur est révolu, les curistes on cédé le pas aux randonneurs, mais l’objectif de la visite à Cilaos reste le même qu’il y a un siècle et demi : respirer, transpirer, se remettre en forme.
La présence des curistes et l’inaccessibilité du lieu avaient suscité autrefois le développement de cultures vivrières, et même de la vigne et du vin. Angèle MacAuliffe avait créé un atelier de broderie dont les produits, les Jours de Cilaos, sont devenus connus bien au-delà de l’Ile de La Réunion. Aujourd’hui aussi, la population des touristes constitue le principal débouché de l’économie locale : les lentilles « pays » se vendent à €14 le kilo, le prix des dentelles est un multiple de celles produites à Madagascar et le vin, bien qu’encore médiocre malgré de constants progrès, coûte autant qu’un Bordeaux. Les randonneurs sont reconnaissants à Cilaos pour l’intense bonheur que procurent ses sentiers et ses paysages à couper le souffle ; ils veulent emporter avec eux un peu de ce bonheur.
A quelques semaines de quitter la Grande Bretagne, j’ai eu envie de relire le récit qu’un Britannique, Gerald Brenan, faisait de son séjour de plusieurs années dans mon précédent pays d’adoption, l’Espagne.
Né en 1894, Gerald Brenan n’était pas un personnage banal. Fils de militaire, né à Malte et grandi en Afrique du Sud et en Inde, il préféra marcher à travers l’Europe plutôt que d’entrer à l’Université. Il fut mobilisé et envoyé sur les fronts de la première guerre mondiale. C’est là qu’il rencontra Ralph Partridge qui lui fit rencontrer le groupe de Bloomsbury, bien connu désormais des fidèles lecteurs de « transhumances ».
En 1919, il se mit à la recherche d’un lieu tranquille et bon marché où il pourrait dévorer les livres que son refus de l’université et la vie des tranchées ne lui avaient pas permis de lire, et où il pourrait, à son tour, devenir écrivain. Il finit par louer une maison à Yegen, dans l’Alpujarra, sur le flanc sud de la Sierra Nevada, en Andalousie. Il y vécut six ou sept ans entre 1920 et 1934, avec de fréquents séjours de plusieurs mois en Grande Bretagne. Il s’établit ensuite avec sa femme dans la région de Malaga, où il décéda en 1987.
« South to Granada », Au Sud de Grenade, fut écrit en 1957, plus de vingt ans après qu’il eût définitivement quitté Yegen, et après le séisme sociologique de la Guerre Civile. C’est un livre étonnant dans lequel l’auteur raconte ses rencontres, les anecdotes auxquelles il fut mêlé ou que l’on lui avait rapportées, ses observations sur la vie économique, les croyances et les coutumes du peuple dont il a partagé la vie. C’est aussi un livre de botanique, d’archéologie et d’ethnologie. Ce qui fait le lien, c’est l’incroyable curiosité de Brenan, l’énergie qui le poussait à parcourir à pied des dizaines de kilomètres sur des chemins de montagne pour visiter un site, son appétit pour rencontrer les personnes, en commençant par les plus pauvres et les plus frustres. On a dit de lui qu’il était un homme de la Renaissance, et c’est en effet le mot qui le caractérise le mieux.
Brenan décrit un monde qui n’existe plus. Dans les années 1920, aucune route ne parvenait à Yegen. On y accédait à pied ou à dos de mulet. Etant à flanc de montagne, les champs étaient bien irrigués et de multiples plantes étaient cultivées. Les échanges monétaires étaient réduits au minimum et les habitants ne ressentaient nul besoin d’apprendre à lire ou à écrire. « Les historiens, si de telles eaux stagnantes les intéressent, noteront que la seconde décennie du vingtième siècle a marqué la complète destruction des arts et coutumes paysannes en Europe du Sud. Les teintures allemandes remplacèrent les teintures minérales en poterie ; les costumes locaux, les habitudes locales, les danses du pays disparurent. L’uniformité s’installa ».
Il jette un regard aigu sur les relations sociales entre dominants et dominés : « l’homme riche ou puissant a besoin de clients dévoués à ses intérêts ; le pauvre a besoin d’un protecteur, et c’est pourquoi se construit une multitude de petits clans, qui tiennent ensemble par le besoin d’une défense mutuelle contre les dangers et les aspérités de la vie espagnole. Puisque c’est un pays dans lequel les motifs de pur intérêt personnel n’attirent pas grand respect, le groupe doit être soudé autant que possible par des liens moraux et religieux, c’est-à-dire par des mariages croisés, des parrainages, des relations extra-maritales et des amitiés personnelles. C’est ainsi que les obligations mutuelles gagnent une certaine sainteté. »
Il jette parfois un regard amusé sur le tempérament espagnol : « de toutes les inventions du dix-neuvième siècle, la lumière électrique fut peut-être la seule à être réellement bien accueillie par les Espagnols, parce qu’elle leur permettait de faire quelque chose dont ils avaient toujours eu envie : transformer la nuit en jour ». Et Brenan, qui a écrit un livre sur la nuit obscure de Saint Jean de la Croix, commente une scène où des enfants trainent avec une corde un chien qui s’était brisé les pattes, alors que les adultes les regardent silencieusement. « Un mystérieux changement survient chez certains Espagnols en présence de la mort et de la souffrance. Ces choses semblent leur soutirer une profonde approbation, comme si leurs propres instincts de mort avaient été lâchés et qu’on y satisfaisait par procuration. »
Ce que raconte Brenan de l’histoire de l’Alpujarra est inattendu. On y apprend que les Phéniciens y avaient créé des comptoirs et que le mot Espagne vient probablement du mot « sapan », qui désignait le lapin. On y découvre que dès la plus haute antiquité, la région était riche de ses mines d’or, d’argent et d’étain ; qu’au Moyen âge Almeria était une capitale industrielle et produisait de la soie pour l’Europe entière, une sorte de Manchester avant la lettre. On y assiste à des déplacements de population qui auraient fait pâlir d’envie Milosevic : musulmans chassés de Séville reconquise par les chrétiens vers le royaume maure de Grenade ; déportation des musulmans convertis vers la Galice et les Asturies après l’écrasement de la révolte de 1568 ; installation de 12.542 familles des Asturies et de Galice dans 259 villages, alors que 400 autres furent laissés à l’abandon.
Brenan rend compte de la visite d’amis anglais à Yegen. Son récit de la visite du poète Lytton Strachey est étonnant. Il décrit l’homme comme un timide qui avait organisé sa vie de manière à ne jamais être contraint à faire quoi que ce soit qu’il trouvât difficile. On imagine la torture que fut pour lui le voyage à dos de mule et les conditions rudes d’hébergement dans l’Alpujarra. Pour Brenan aussi, cette visite fut accompagnée de souffrances : Strachey était accompagné de Dora Carrington, qui fut l’amante du reclus de Yegen, maintenant fiancée à Ralph Partridge, son ami intime depuis les tranchées de la Somme.
J’ai retrouvé dans Au Sud de Grenade certaines personnalités que j’ai appris à connaître et apprécier pendant mon séjour en Grande Bretagne. Augustus John vint peindre à Yegen, mais pendant son séjour Brenan était en Angleterre. C’est surtout la visite de Virginia et Leonard Woolf qui marqua Brenan. Il évoque une belle femme à la voix envoûtante, confiante dans son propre pouvoir d’attraction, enthousiaste à l’idée de se trouver dans un pays aussi beau et reculé. En revanche, Brenan est plus critique à l’égard du groupe de Bloomsbury. Il décrit leurs conversations comme un concert symphonique où chacun jouait sa partie avec virtuosité ; mais il critique leur splendide isolement, leur indifférence du monde réel, et finalement leur appartenance à un passé en train de disparaître.
Après avoir visité Yegen en 2003, nous avions vu le film « Al Sur de Granada » de Fernando Colomo avec Verónica Sánchez, Matthew Goode et Guillermo Toledo. C’est une aimable comédie qui emprunte davantage à l’autobiographie de Brenan qu’au livre éponyme. Le jeune anglais intellectuel à la recherche d’un lieu tranquille pour le travail de l’esprit tombe follement amoureux d’une jeune fille pauvre à la beauté farouche. Du moins le film nous transporte-t-il dans cette splendide région qu’est l’Alpujarra.