Le livre de Pascal Picq « un paléoanthropologue dans l’entreprise, s’adapter et innover pour survivre » (Eyrolles 2011) ouvre une réflexion intéressante sur la culture entrepreneuriale en France. Il appelle à passer d’une culture « lamarckienne », fondée sur le développement selon des filières structurées du haut en bas, à une culture « darwinienne » dans laquelle l’innovation nait de la coopération d’une variété d’acteurs.
Pascal Picq est paléoanthropologue au Collège de France. Son métier consiste à étudier les étapes de la formation de l’humanité jusqu’au plus lointain passé. C’est aussi un fervent adepte de la théorie de l’évolution de Charles Darwin.
En schématisant, à un moment donné de l’histoire, l’évolution commence par des variations à partir d’un même plan. Picq cite l’exemple de l’adaptation au vol. « Tous les vertébrés terrestres adaptés au vol le font par transformation du membre antérieur, qui est bâti sur le même plan avec un humérus (le bras), puis deux os avec le cubitus et l’ulna (ex-radius, l’avant-bras) et un nombre très variable d’os dans le poignet (carpe) et la main (métacarpe). Cela signifie que ce plan, qui a été sélectionné chez nos lointains ancêtres vertébrés aquatiques il y a plus de trois millions d’années, est apparu dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec les adaptations au vol qui concernent un autre fluide, l’air. Donc, c’est du bricolage à partir d’un même plan ancestral (on appelle cela des homologies). » Le « bricolage » dont parle Pascal Picq peut produire les ailes des oiseaux avec des plumes implantées sur les os du bras, ou celles des chauves-souris avec des membranes tendues entre tous les doigts de la main, très longs.
Variation et sélection
L’évolution passe donc par la production de variations par rapport au plan hérité des générations précédentes. Ces variations consistent à réorganiser, ou à « bricoler » des caractéristiques héritées. La diversité explose en environnement illimité. Lorsque l’espace ou la nourriture deviennent rare, survient la sélection : survivent les individus qui portent les variations les mieux adaptées à l’environnement.
La sélection sexuelle et les stratégies de reproduction jouent un rôle important dans l’évolution. Pour rester dans le domaine des mammifères, certaines espèces (comme les rongeurs et les chats) mettent bas plusieurs fois par an et chaque portée comporte plusieurs individus ; d’autres, comme les bovins et les chevaux, ne mettent bas qu’une fois par an, et un seul petit ; d’autres enfin, comme les dauphins, les éléphants et les humains, mettent au monde peu d’enfants, leur sevrage nécessite plusieurs années et ils ne deviennent adulte qu’au terme d’une longue période d’intense vie sociale protégée. Les évolutionnistes caractérisent ces stratégies par les lettres r (stratégies de la quantité), K (stratégies de la qualité) ; l’auteur propose de désigner par « super-K » les stratégies de la haute qualité.
Les schémas de l’évolution, dont l’échelle de temps est le million d’années, peuvent-ils s’appliquer à la vie de l’entreprise ? Du moins Pascal Picq, qui intervient régulièrement à l’Association Progrès Management, pense-t-il que la réalité de l’entreprise peut être « lue » à la lumière de l’évolution.
Lamarck et Darwin
Il oppose la pensée de Jean-Baptiste de Lamarck (1744 – 1829) à celle de Charles Darwin (1809 – 1882). Inventeur de la biologie, Lamarck croyait en l’existence d’un processus de complexification. Confrontées ici et là à des environnements différents, les espèces se scindent en sous-espèces. La fonction crée l’organe : pour accéder aux arbres élevés de la savane africaine, les girafes ont ainsi développé un cou anormalement long. Pour comprendre la vie, il faut classifier les espèces. Le développement se fait branche animale par branche animale, du plus simple au plus complexe. Darwin s’inscrivit en rupture avec le « transformisme » de Lamarck. Pour lui, les variations au plan initial prospèrent ou s’éteignent selon les conditions de l’environnement. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise variation, et le plus complexe n’est pas en soi supérieur au plus simple. Certaines variations permettent de survivre plus efficacement dans un environnement concurrentiel, d’autres non, et c’est cela qui importe en fin de compte.
Les entreprises sont en concurrence pour la conquête des marchés et, de plus en plus, pour l’accès à des ressources rares. Certaines sont de type « r » et cherchent à produire de grandes quantités de biens et de services à moindre coût ; d’autres sont de type « K » ou « super-K » et entendent se concentrer sur des produits de forte valeur ajoutée et de haute qualité. Mais qu’elles adoptent l’une ou l’autre stratégie, leur avenir suppose de cultiver la diversité, d’apprendre de ses erreurs, de savoir prendre des risques.
Pascal Picq oppose la culture lamarkienne, fondée sur les filières verticales, à la culture darwinienne qui croit à la confrontation et à la coopération des acteurs placés sur un plan égal. L’Europe continentale, et principalement la France, serait imprégnée de culture managériale lamarkienne ; les entreprises aux Etats-Unis fonctionneraient sur le modèle darwinien.
La hiérarchie des écoles (lamarkienne) s’oppose à la diversité des expériences (darwinienne). « J’ai fait polytechnique », à « j’ai créé une entreprise ». L’uniformité des élites à leur diversité. Le primat des grandes entreprises au « small business act » qui oblige l’Administration américaine à acheter aux PME. La culture de l’ingénieur à la culture du chercheur. La culture de la conformité à la culture essai-erreur. La sélection sur le QI à la sélection sur la créativité. La R&D de développement à la R&D d’émergence Le colbertisme à la liberté des territoires. La carrière à l’entrepreneuriat. Le CAC 40 au NASDAQ.
Pascal Picq cite l’image de la Reine Rouge dans « de l’autre côté du miroir » de Lewis Carroll. Alice marche, puis court sans avoir l’impression d’avancer, car le paysage la suit. Elle s’étonne et interpelle la dame de cœur, la Reine Rouge, qui lui répond que « dans ce pays, il faut courir le plus vite possible pour rester à sa place ». Imprégnés d’une culture verticale et dirigiste, protégés pendant des dizaines d’années par le marché intérieur national puis européen, les Français découvrent la course de la Reine Rouge avec agacement, dédain et effroi. Ils aimeraient revenir à un monde facile dans lequel les marchés et les ressources sont abondants. Ils savent que leur culture managériale et industrielle, marquée par une vision cloisonnée et verticale du monde, constitue un handicap si les concurrents sont plus inventifs, plus mobiles, plus flexibles, plus « darwiniens » qu’eux-mêmes.
La course de la Reine Rouge
En cela, le livre de Pascal Picq rejoint beaucoup de réflexions actuelles autour de l’innovation et de la compétitivité de la France. En parlant le langage de l’évolution, il élargit le vocabulaire et fournit des images utiles pour travailler sur des enjeux cruciaux pour l’économie de notre pays et de notre continent.
On peut seulement regretter un travers commun à beaucoup de livres écrits par des chercheurs universitaires polarisés par la nécessité de publier. « Un paléoanthropologue dans l’entreprise » apparait davantage comme un recueil d’articles ou de textes de conférence hétéroclites que comme un ouvrage original creusant un thème central. De ce fait, on y trouve des répétitions et une belle coquille lorsque John Maynard Keynes est affublé du patronyme d’Adam Smith (p.223) !