Le Sénat a publié en octobre 2023 un passionnant rapport d’information sur la construction de quinze mille places de détention supplémentaires et de vingt centres éducatifs fermés.
Le rapporteur en était Antoine Lefèvre, sénateur membre du groupe « Les Républicains » qui a fait passer dans la loi de programmation de la Justice un amendement portant de 15 000 à 18 000 le nombre de places à réaliser d’ici 2027.
Le rapport souligne qu’il y a deux fois plus de personnes détenues en France actuellement qu’il y a quarante ans, 20% de plus qu’au 1er janvier 2022. « Quatre programmes immobiliers ont été lancés depuis la fin des années 1980. Tous ont connu des retards d’exécution ainsi qu’une révision à la baisse du nombre de places nettes créées (…) Entre 1990 et 2020, le nombre de places en établissement pénitentiaire et le nombre de détenus ont évolué au même rythme (+ 25 000). »
Les retards du plan 15 000
Le programme des 15 000 places promises par le président de la République d’ici 2027 semble mal engagé. « Aux termes des annonces du Gouvernement, 7 000 places devaient être livrées en 2022, sur les 15 000 places nettes créées d’ici 2027. La réalité s’est avérée bien décevante : au 1er juillet 2023, soit déjà plus de six mois après cette échéance, seules 2 711 places nettes ont été ouvertes, pour 14 opérations achevées et 4 281 places brutes créées. Le Gouvernement ne parle d’ailleurs désormais plus de 7 000 places livrées, mais de 7 000 places dont les travaux sont « bien avancés ».
Le rapport souligne d’ailleurs que 12% des places livrées correspondent à des opérations engagées avant 2017, et sont donc indûment placées au crédit du plan 15 000. L’ensemble du programme 15 000 connaît un retard important, de sorte que selon les prévisions, la majeure partie des places à livrer devrait l’être en 2027, alors que sur 36 projets à finaliser, 13 en sont encore à la phase d’étude préalable.
Dérive des coûts
Le rapport s’alarme aussi de la dérive des coûts. « Dès le lancement du plan 15 000, l’enveloppe budgétaire nécessaire à la bonne conduite des opérations a été rehaussée. Le coût initial total estimé à 4,5 milliards d’euros par le ministère de la justice était déjà un milliard d’euros plus élevé que l’estimation retenue dans l’avis du secrétariat général pour l’investissement. En juin 2022, la direction du budget a de nouveau réévalué le coût total du projet, désormais estimé à 5,4 milliards d’euros, soit 20 % de plus que le coût prévisionnel initial (…) Le coût total du plan 15 000 pourrait excéder les 6 milliards d’euros. » Si l’objectif maintenant affiché de 18 000 places était atteint, ce qui semble dès maintenant exclu, le coût, par simple proportionnalité, dépasserait 7 milliards d’euros.
Le rapporteur ne nie pas que l’inflation – le renchérissement des matériaux de construction – explique une partie de la dérive budgétaire. Mais c’est la conduite des projets, décidés et menés à la hâte, qui est principalement en cause. Les spécifications techniques sont instables. Lorsqu’elles changent en cours de projet, cela entraîne des retards et des surcoûts.
On se rend compte avec retard des erreurs de conception. Par exemple, à Bordeaux Gradignan et Mulhouse Lutterbach, l’isolation a été prévue par l’intérieur et non par l’extérieur, alors que les détenus peuvent se servir de l’isolation intérieure pour des caches de produits illicites.
La communication prime sur le pragmatisme
C’est un jugement sévère que porte le rapporteur : « les caractéristiques techniques des projets, peu fiabilisées au lancement du plan et en l’absence de retour d’expérience, évoluent constamment, d’année en année, tout comme les coûts réels par rapport aux coûts théoriques. C’est encore une fois lié à la volonté du Gouvernement de faire primer la communication sur le pragmatisme : il a fallu aller vite pour définir des programmes cadres et des cahiers de charge, au risque de les fragiliser : le court-terme l’a emporté sur la vision de long-terme, au détriment de la bonne exécution du plan 15 000. »
Relativement aux coûts, c’est à l’investissement initial que s’attache le rapport. Il ne détaille pas les coûts additionnels de fonctionnement liés à la mise en service des nouveaux établissements. Il souligne en revanche un aléa qui pose sur la réalisation du plan 15 000 : le recrutement des surveillants. Dès à présent, il est en crise. En 2022, il était prévu d’augmenter l’effectif de 179 équivalents temps plein (ETP) ; il a baissé de 126 ETP.
Au passage, le rapport indique « qu’entre 2018 et 2022, les absences des surveillants pénitentiaires pour motif médical ont augmenté de 2,46 points, le taux d’absence passant de 7,52 % à 9,98 % ».
L’obstacle du foncier
Le rapport souligne le problème foncier, la difficulté d’acquérir des terrains adaptés. Les contraintes sont nombreuses. « Voici quelques-uns de ses critères : surface ; topographie plane ; absence de surplomb ; proximité de réseaux d’électricité, d’eau et de gaz pour sa viabilisation ; cartographie des risques naturels et technologiques ; compatibilité avec le plan d’urbanisme ; absence de servitude incompatible avec l’implantation d’une prison ; desserte ; accessibilité ; proximité de transports en commun ; contraintes environnementales telles que le zonage Natura 2 000 et la présence d’une zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique. »
Le rapport mentionne la réticence des communes à accueillir sur leur sol des prisons ou des établissements pour mineurs. « Rares sont les riverains qui accueillent de prime abord positivement la construction ou l’extension d’un centre pénitentiaire dans leur commune. Ils craignent une dégradation de leur sécurité quotidienne mais aussi un effet réputationnel et une dépréciation de la valeur de leur bien immobilier ». Le rapporteur souligne toutefois que « ce lien n’a jamais pu être démontré. »
Le rapporteur souhaite que l’on explique mieux aux communes l’intérêt d’accueillir un établissement pénitentiaire ou un établissement pour mineurs. Cela crée de l’emploi, et, en conséquence, l’installation de familles, la scolarisation des enfants. Il cite le contre-exemple de la fermeture de la centrale de Clairvaux, installée dans une abbaye du douzième siècle : « des classes ont été fermées dans une école pour la rentrée 2023, un restaurant aussi, la compagnie de gendarmerie a réduit sa présence et les 250 logements de fonction sont vides. » « Le contrat conclu par le centre de Mulhouse-Lutterbach avec les débitants de tabac de la commune, mentionne-t-il, est de l’ordre de 200 000 euros à 300 000 euros. »
Faire mieux au lieu de faire plus
Le sénateur Lefèvre semble prendre quelques distances vis-à-vis de son groupe parlementaire, qui a conditionné son vote de la loi de programmation de la justice à une augmentation de 3 000 places de la cible visée pour 2027. « Au regard de l’ensemble de ces constats, le rapporteur insiste sur le fait qu’à court terme, l’urgence n’est pas de construire encore davantage de places mais d’au moins parvenir à mener à bien le plan 15 000 et à le faire correctement, tant pour les futures personnes qui y seront détenues que pour l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire et des intervenants extérieurs (santé, éducateurs sportifs, enseignants, entreprises). »
Sa conclusion : « le rapporteur partage dès lors en conclusion le constat du comité des États généraux de la Justice, qui rappelait dans la synthèse de ses travaux qu’une « réponse fondée uniquement sur la détention par l’enchaînement de programmes de construction d’établissements pénitentiaires ne peut constituer une réponse adéquate. »