Palme d’Or au Festival de Cannes 2014, « Winter Sleep » du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan met en scène l’effritement progressif d’un home trop sûr de lui.
Aydin (Haluk Bilginer), un homme d’une soixantaine d’années, est propriétaire d’un hôtel de charme en Cappadoce dont les chambres sont des habitations troglodytes aménagées. Il y vit en compagnie de sa femme Nihal (Melisa Sözen), une belle femme de trente ans sa cadette et de sa sœur Necla, venue se réfugier à la suite d’un douloureux divorce. Le nom de l’hôtel, Othello, rappelle qu’Aydin a été un comédien connu.
De son époque de gloire, Aydin a gardé la morgue. Il délègue à son homme à tout faire la gestion des tâches matérielles, la gestion de l’hôtel comme la perception des loyers des nombreuses maisons qu’il possède dans la région. Il se consacre à des tâches nobles, la rédaction de l’éditorial d’un bulletin local et la documentation d’un livre sur l’histoire du théâtre turc qu’il ne se résout pas à rédiger.
Aydin, sûr de sa supériorité, méprise les humains. Lorsque l’imam du village vient lui demander de différer l’expulsion de sa maison pour loyer impayé, il refuse de donner les instructions nécessaires et remarque seulement que l’homme pue des pieds. Lorsque Nihal, qui se sent vidée d’elle-même depuis qu’elle a accompagné son mari dans cette région isolée, s’accroche à une activité de bienfaisance, il prétend prendre les choses en main car elles ne peuvent être laissées aux mains d’amateurs.
Au début du film, un gamin casse d’une pierre la vitre de la voiture d’Aydin. Celui-ci ne le sait pas encore, mais quelque chose dans sa vie s’est irrémédiablement fêlé. Il s’imaginait prince en sa maison. Il se découvre peu à peu dépendant de ses proches, et en particulier de sa femme.
La transhumance d’Aydin des hauts pâturages où son dominait son égo à l’humilité de la plaine où désormais il recevra d’autres son fourrage, est profondément émouvante. Elle accompagne le vieillissement de ce sexagénaire qui découvre qu’il n’y a plus de retour possible à Istanbul, le décor de ses années de succès. Elle marque aussi la découverte d’une vérité plus profonde. C’en est fini des apparences. Aydin est face à lui-même. Il peut commencer la rédaction de son œuvre magistrale, l’histoire du théâtre turc.
Le film dure 3h16mn, mais le spectateur reste captivé. De longs plans l’imprègnent de la rudesse d’un pays peu à peu saisi par l’hiver qui s’installe. Les dialogues sont filmés intégralement, les protagonistes cherchent le lieu où s’assoir, ils hésitent sur les premiers mots, des silences s’installent…
Une scène bouleversante est celle où Nihal vient proposer à Ismaïl (Nejat Içler), le père du gamin qui a lancé une pierre à la voiture d’Aydin, une forte somme d’argent qui sortirait la famille de la misère. C’est insupportable pour cet homme, dont la fierté n’est pas à acheter. Nuri Bilge Ceylan dit s’être inspiré pour son film de Tchékhov et de Dostoïevski. Son film est digne de ces prédécesseurs.