HistoireItalieLivres12 octobre 20092Caravaggio, peintre baroque

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Dans son roman « la course à l’abîme » (Grasset 2002), Dominique Fernandez nous raconte la vie et l’œuvre  du peintre baroque Caravaggio, né Michelangelo Merisi en 1571 dans la bourgade lombarde qui lui laissa son nom et mort mystérieusement en1610 sur la plage de Porto Ercole, près de Rome.

Dominique Fernandez met en exergue du livre une phrase du Cantique Spirituel de Jean de la Croix : « découvre ta présence, que ton aspect et ta beauté me tuent ». Dans la Lombardie espagnole, les écrits des mystiques espagnols, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, s’étaient répandus rapidement. Le jeune Michelangelo put être particulièrement impressionné par un passage de la Vie de Thérèse :

« Un ange se tenait près de moi, sous une forme corporelle. Il n’était pas grand, mais petit et extrêmement beau : à son visage enflammé il paraissait être des plus élevés parmi ceux qui semblent tout embrasés d’amour. Ce sont apparemment eux qu’on appelle Chérubins, car ils ne me disent pas leur nom. Mais il y a dans le ciel, je le vois clairement, une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à ceux-là, que je ne saurais l’exprimer.

Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et le portait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser des gémissements. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle ; elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange de galanteries si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi en ma parole. »

Vivre dans son corps un amour qui tue, exprimer dans la peinture la souffrance mystique d’être transpercé par un dard en or à la pointe de feu, fut selon Fernandez le programme de vie de Caravaggio. Chéri par les Princes d’Eglise et de Cour, reconnu comme le plus grand peintre de son époque, il affichait jusque dans ses toiles ses amours homosexuels, fréquentait la pègre et fut pourchassé pour meurtre. Sa « course à l’abîme » le conduisit à ce moment ultime où il reçoit la mort de la main de l’être aimé comme un sublime accomplissement. Dans le « martyre de Saint Matthieu » (1599 – 1600), l’Apôtre attend, à bras ouvert, que vienne la mort de la main d’un Apollon à moitié nu et enveloppé de lumière ; Caravaggio s’est représenté à l’arrière plan, comme témoin de son futur trépas. La « décollation de Jean-Baptiste » (1608) est la seule œuvre signée de Caravaggio ; dans cette toile aussi se joue le drame d’un assassinat où la victime attend du bourreau la délivrance du coup de grâce.

Caravaggio révolutionne la peinture en rendant présents le plaisir et la souffrance extrêmes, qui constituent les deux pôles d’une même réalité. Au centre du « concert de jeunes » (1595 – 1596) le peintre s’est représenté derrière un personnage d’une beauté ambiguë, regard humide et lèvre ouvertes. Dix années plus tard, il se met de nouveau en scène dans « David portant la tête de Goliath » (1605 – 1606) : la tête du géant, qui n’est autre que la sienne propre, porte les stigmates répugnants de la mort. L’artiste ose montrer la jouissance et l’abjection dans le réalisme de l’instant.

Face au pouvoir ecclésiastique et à l’Inquisition, la position de Caravaggio est équivoque. D’un côté, la Contre-Réforme catholique est avide de représentation, et l’œuvre du peintre est une pointe extrême du mouvement baroque opposé à l’austérité protestante. Mais il est clair aussi que son érotisme mystique, comme celui de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, le situe en permanence à la limite de l’acceptable par le pouvoir religieux. Caravaggio choisit pour ses madones des prostituées comme modèles. Les prélats qui l’accusent d’immoralité  feignent hypocritement de ne pas les reconnaître, et concentrent leurs attaques  sur l’hétérodoxie des symboles utilisés. C’est donc sur les symboles que porte la défense. Le « Grand Bacchus» (1596- 1597) suggère aux avocats ce commentaire : « quelle connaissance profonde de la symbologie chrétienne et christique possède décidément notre jeune peintre ! Qui oserait l’accuser de n’avoir peint qu’un dieu païen, une idole repue d’alcool, de bonne chère et de sensualité ? Ecartez cette apparence fallacieuse, et découvrez une nouvelle figure du Christ, le Christ qui offre une coupe de son sang pour racheter l’humanité ».

Pour traiter de ce passionnant sujet, Dominique Fernandez utilise une fiction littéraire : Caravaggio raconte lui-même sa vie depuis l’outre-tombe. La narration au passé rend le style pesant et le livre sombre parfois dans l’ennui. Le récit devient vivant lorsque le peintre, proscrit et traqué, se réfugie à Naples et que l’auteur retrouve l’ambiance qu’il aime, celle du Mezzogiorno. « Dort-on un seul instant à Naples ? Dormir, c’est s’enfoncer dans le silence, quitter ses proches, prendre congé de ses voisins, se soustraire à la société de ses semblables, se retrancher en soi-même, tendre à une plénitude intérieure qui n’est pas appréciée ici mais détestée parce qu’elle prive de la compagnie des autres. Tout répit serait fatal à des gens qui ne se sentent vivre que dans le tourbillon et le vacarme. »

Naples, au contraire de la Lombardie et de Rome, laisse peu d’espace aux peintres pour exercer leur art. Caravaggio, homme du nord accompli comme artiste sur les bords du Tibre, attend sur une plage la grâce pontificale. Celle-ci ne viendra pas. Il meurt sur une plage avant d’avoir atteint quarante ans.

 

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