EspagneHistoireItalieLivres2 février 20140Le Latin Vivant

« Latin Alive » de Joseph B. Sodolow (Cambridge University Press 2010) constitue le passionnant récit de l’émergence de langues romanes (le français, l’italien et l’espagnol) sur le terreau du latin classique.

 Le sous-titre de l’ouvrage est « la survivance du latin en anglais et dans les langues romanes ». Le livre s’intéresse particulièrement aux mots latins qui, le plus souvent par le truchement du français, ont trouvé leur place dans le vocabulaire anglais. Ils représentent environ la moitié du stock de mots disponibles, l’autre moitié étant d’origine germanique. Cette dualité explique l’extraordinaire flexibilité et efficacité de la langue anglaise.

 140131_Latin_Alive

Un gigantesque accouchement

 Le mot « survivance » donne une fausse idée du livre. C’est plutôt du gigantesque travail d’accouchement des langues romanes modernes tout au long de vingt siècles d’histoire à partir de la matrice du latin classique qu’il faudrait parler.

 Le latin classique, l’un des descendants de l’indo-européen, se trouve formalisé dans sa forme la plus pure par les écrits de César et de Cicéron au premier siècle avant Jésus-Christ. Il restera la référence absolue jusqu’à nos jours, y compris dans la création de nouveaux mots requis par la modernité.

 Le latin classique est une langue synthétique. Le rôle que jouent les mots dans la phrase est indiqué par leur terminaison, déclinaison pour les substantifs, conjugaisons pour les verbes. Il n’y a pas besoin d’article et l’ordre des mots est indifférent. Dans la phrase « Petrus Paulum interfecit » (Pierre tue Paul), c’est la terminaison qui indique que Pierre (au nominatif) est l’acteur et Paul (à l’accusatif) la victime.

 Comment l’altération de la prononciation rend inefficace le latin classique

 Le moteur du changement, c’est l’évolution de la prononciation. A partir du moment, par exemple, où le « a » long et le « a » bref ne se distinguent plus, ou encore lorsque « am » en vient à se prononcer comme « a », les risques de confusion se multiplient et le système de déclinaisons devient moins efficace. Peu à peu, au fil des siècles, on passe de cinq cas à deux, le nominatif et ce que Sodolow appelle « l’oblique », qui regroupe génitif, datif, ablatif et accusatif.

 Il faut à tout prix compenser cet affaissement de la langue. On repèrera désormais le rôle d’un mot dans une phrase par sa position (Pierre tue Paul change de sens si on intervertit Pierre et Paul). Et on multipliera articles et prépositions qui préciseront la fonction de chaque mot dans la phrase. Cette évolution d’une langue synthétique vers des langues analytiques s’opère au long de centaines d’années. Elle aboutit à des résultats différents en Espagne, en France et en Italie, mais le schéma qui guide cette évolution est le même dans tous les pays latins (y compris, naturellement, le Portugal, la Catalogne ou la Suisse romande).

 Qu’est-ce qui permet à un linguiste d’être certain de la manière dont se prononçait le latin classique et dont le parler a évolué jusqu’à rendre inefficace le système des déclinaisons ? Ils s’appuient sur des documents corrigeant des orthographes erronées, et aussi sur des épitaphes gravées dans le marbre : les fautes d’orthographe sont révélatrices d’un glissement dans la prononciation des mots.

 Le roman des langues romanes

 « Latin Alive » a l’aridité d’un traité scientifique. Pourtant, il se lit comme le roman d’un détective à la recherche d’indices non sur un crime, mais sur une chose admirable : l’accouchement, par une langue synthétique, de langues analytiques qui se révèlent plus puissantes qu’elle, capables de porter l’extraordinaire essor de l’économie, de la science et des arts à la Renaissance.

 Le livre fourmille d’étymologies, dont certaines sont surprenantes. Un exemple est le mot « barbare ». En sanscrit, « barbarah » désigne le bègue qui ne sait dire que « bar bar », un incompétent linguistique. Il passe ensuite au grec, pour désigner celui qui ne sait pas parler la langue grecque, donc un étranger. Après la double invasion de la Grèce par la Perse au cinquième siècle avant notre ère, le mot acquit la signification de non-civilisé, brutal, violent.

 Dans le latin tardif, « barbarus » devient « brabu » et a donné en français « brave » et « bravo ». Le mot se charge alors de significations positives : le brave est un homme courageux ; le bravo salue une performance artistique réussie. On est bien loin alors de la barbarie !

 Magie de l’histoire linguistique, qui se comporte comme une rivière impétueuse descendant le cours de la vallée du temps et donne naissance à une multitude de ruisseaux. Et ces ruisseaux, anglais, français, espagnol, italien, abreuvent des centaines de millions d’humains.

Stèle représentant un barbare captif au musée d'Aquitaine de Bordeaux
Stèle représentant un barbare captif au musée d’Aquitaine de Bordeaux

Commenter cet article

Votre email ne sera pas publié.