ArtHistoireItalieLivres3 septembre 20160Le Turquetto

« Le Turquetto », roman de Metin Arditi (Babel, Actes Sud 2011) raconte la vie et la passion de peindre d’un homme entre deux métropoles (Constantinople et Venise) et trois religions (juive, musulmane et chrétienne) dans la première moitié du seizième siècle.

Metin Arditi échafaude sa fiction à partir d’un rapport d’expertise : la signature « Ticianus » (Titien) du fameux tableau « l’homme au gant » conservé au Musée du Louvre aurait été apposée en deux temps, par deux mains différentes et dans deux ateliers distincts. « icianus » aurait été ajouté au « T » initial. Mais si le tableau n’est pas du Titien, quel est le peintre génial se cachant derrière l’initiale « T » ?

Ici commence le roman. Arditi imagine qu’un adolescent juif de Constantinople, habité par la passion du dessin, se serait enfui à bord d’un navire vénitien à la mort de son père. Pas plus que la religion musulmane, la religion juive n’admet la représentation. Cet adolescent se nommait Elie Soriano. Le rabbin, Rabbi Alberto, lui avait dit : « chaque fois que tu dessines, tu trahis ton père et ta mère. »160817_Titien_homme_au_gantÉlie devient Ilias

Pour satisfaire sa passion, Elie change d’identité : il se nomme désormais Ilias Troyanos, du nom de sa nourrice chrétienne. Pendant quarante ans il vivra à Venise, d’abord apprenti chez le Titien, puis maître respecté sous le pseudonyme de « Turquetto ».

En 1571, il est au faîte de sa gloire. Une confrérie lui commande une immense Cène qui dépassera en magnificence et en qualité artistique tout ce qui a été produit jusqu’alors. Mais les jaloux sont aux aguets. Une première alerte vient lorsqu’on découvre qu’Élie a pour maîtresse Rachel, une juive qui pose dans son atelier, originaire comme lui d’une famille expulsée d’Espagne. C’est le tableau lui-même qui va causer sa perte.

Dévoilé cinq ans plus tard, le tableau constitue une réussite exceptionnelle. « Jésus et ses apôtres étaient dans l’attente, à la fois grands et intimes, saisissants de présence et de force. Elie avait peint l’humanité, dans sa puissance et son espérance. »

Mais il y a un problème. Jésus et ses apôtres étaient vêtus de noir, en rabbins. Et Ilias/Élie avait donné ses traits à Judas… le seul des apôtres qui soit resté juif.

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Metin Arditi

Les racines du christianisme

Le Nonce apostolique, ancien évêque d’Assise que le luxe et les luttes intestines de Venise exaspèrent, a bien vite repéré l’intérêt exceptionnel du tableau : « les racines du christianisme étaient là tout entières peintes comme jamais personne ne les avait peintes. » « Que lis-tu sur leurs visages ? L’amour ! la charité ! Et surtout cette qualité que personne ne donne plus aux saints : cette imperturbabilité (il avait prononcé le mot en s’arrêtant sur chaque syllabe), cette manière de dire à chacun : « c’est toi que j’attendais ».

Élie est dénoncé comme Juif, condamné à mort. Ses œuvres sont promises à l’autodafé. Seule subsiste une toile signée « T », dont Titien s’approprie la signature pour que soit préservé l’unique tableau subsistant de celui qui aura été l’un des plus grands peintres de son temps.

Le roman rebondit, et Élie peut revenir à Constantinople se réconcilier avec son passé.

Densité humaine

Le roman de Metin Arditi, lui-même Juif né à Ankara et demeurant à Genève, est passionnant d’un bout à l’autre. Sa description de la communauté juive de Constantinople est saisissante. En mettant au monde Élie, sa mère le qualifie de « Kütchück fâré muy lindo », joli petit rat, mêlant allégrement le castillan de ses ancêtres et le turc de ses voisins.

Les personnages sont étonnants de densité humaine. Le père d’Élie, Sami, est employé chez un marchand d’esclaves, l’une des rares activités autorisées aux Juifs. Son protecteur à Venise, Filippo Cuneo, est fils illégitime d’un moine ; par son étalage de richesse et ses œuvres de charité, il tente désespérément de se hisser dans la bonne société vénitienne.

De retour à Constantinople, Élie renoue avec Zeytine Mehmet, un musulman amputé des deux jambes lors d’une bataille, qui demande la charité en observant les passants : « tu as remarqué que la plupart des gens de savent pas regarder ? Tout ce qu’ils veulent, c’est qu’on les regarde, eux ! qu’on leur fasse des compliments (…) Plus tu observes les gens, plus tu apprends de choses sur eux ! et mieux tu les comprends ! Et (il prit un ton mystérieux) … plus tu obtiens d’eux ce que tu veux… »

 

 

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