ActualitéJusticeLivres6 novembre 20190Le vagabond des étoiles

Dans « le vagabond des étoiles » (« The star rover », 1915), Jack London se met dans la peau de Darrell Standing, condamné à mort dans la prison de Folsom en Californie, après cinq années à l’isolement dans la prison de San Quentin.

Ce roman, le dernier de Jack London mort l’année suivante à l’âge de quarante ans, constitue une protestation contre le système carcéral américain. « J’ai passé cinq ans dans l’obscurité, dit Darrell Standing. Mise à l’isolement, ils l’appellent. Les hommes qui le subissent l’appellent mort vivante. »

En 1913, les gardiens de la prison de San Quentin brisaient les détenus récalcitrants par l’usage de la camisole de force. Celle-ci, fortement serrée, bloquait les bras et le thorax. Cette torture durait, à leur bon vouloir, quelques heures ou des jours entiers. La première fois qu’on l’imposa à Standing, il crut d’abord pouvoir s’y habituer. « Au contraire, dit Standing, mon cœur commença à battre fortement et mes poumons semblèrent incapables d’apporter assez d’air pour mon sang. Ce sentiment de suffocation était terrorisant, et chaque battement du cœur menaçait de faire éclater mes poumons déjà éclatés. » « C’est une chose effrayante, dit-il, que de voir un homme fort brisé. » Certains mouraient sur le champ et leur cadavre étaient envoyés à l’hôpital, où les médecins déclaraient une mort naturelle. D’autres étaient si affaiblis qu’ils déclaraient une tuberculose dans les six mois.

Jack London

Pendant les premières années de son séjour au cachot, Standing trompa son ennui en jouant avec les mouches et en pratiquant les échecs virtuellement contre lui-même. Puis il put entrer en conversation avec deux autres détenus, Ed Morrell et Jack Openheimer en tapant avec les doigts des messages codés. Il réussit même, par ce moyen, à enseigner le jeu d’échecs à Openheimer.

C’est Ed Morrell qui transmet à Standing le moyen de survivre à la torture de la camisole. Il s’agit de faire mourir son corps, en commençant par un orteil et en remontant jusqu’à la tête, jusqu’à ce qu’il se trouve dans un état végétatif. Alors, son esprit peut s’échapper de l’enveloppe charnelle et rejoindre les autres vies qu’il a vécues dans le passé. « La chose qu’il faut penser et à laquelle il faut croire, dit Standing, est que ton corps est une chose et ton esprit une autre chose (…) Ton corps ne compte pas. Tu es le patron. Tu n’as besoin d’aucun corps. »

Ainsi Darrell Standing se transforme-t-il en vagabond des étoiles. Il revit des épisodes de ses vies passées : gentilhomme français mort en duel sous Louis XIII ; enfant dans un convoi de colons voyageant de l’Arkansas à la Californie et massacrés par les Indiens et les Mormons ; marin hollandais échoué dans un naufrage au large de la Corée et devenu prince à la cour du roi ; soldat viking capturé par les légions romaines et devenu l’ami de Ponce Pilate en Judée ; robinson échoué sur une île déserte ; homme des cavernes. Chacune de ces histoires constitue un roman dans le roman.

Illustration pour The Star rover

Dans chacune de ces vies, Standing / London apparait comme un guerrier, ce qui explique sa combativité face à l’oppression carcérale. Il est essentiellement un mâle, fasciné par les femmes dont la conquête motive beaucoup de ses exploits. Il a sur les femmes un regard que l’on peut qualifier de condescendant : « L’homme est différent de la femme. Elle est proche de l’immédiat et ne connaît que le besoin des choses de l’instant. (…) Nos yeux sont ajustés à la vision lointaine pour fixer les étoiles, alors que leurs yeux ne peuvent pas voir plus loin que la terre solide sous leurs pieds, la poitrine de leur amant sur leur poitrine, le bébé vigoureux au creux de leurs bras. »

L’homme torturé s’offre le luxe de sourire à ses bourreaux et de les insulter. Ils sont esclaves de leur enveloppe charnelle. Lui est un esprit libre. Il est convaincu qu’après son exécution, il vivra d’autres vies pour d’autres femmes. Un gardien lui dit, dans le couloir de la mort, qu’il assistera pour la première fois à la pendaison d’un homme. « Moi aussi, c’est ma première pendaison », lui répond Standing. Un mot d’esprit bien sûr, mais aussi, de sa part, une constatation : aucune de ses vies précédentes ne s’est achevée le cou brisé et étranglé par une corde.

Jack London renverse l’échelle des valeurs. Les hommes intègres et héroïques sont ses codétenus Morrell et Oppenheimer. Ils « étaient de grands esprits, et jamais un plus grand honneur ne me fut accordé que d’être admis à leur camaraderie. » À l’opposé, le système carcéral et ses agents représentent le comble de la perversion. « J’ai passé en revue, dit Standing, mes nombreuses vies en de nombreuses périodes et de nombreux lieux. Je n’ai jamais connu une cruauté plus terrible, ni aussi terrible, que la cruauté de notre système carcéral aujourd’hui. »

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