Monde Arabe21 mars 20140Deux ailes pour voler

Invité par l’Université Bordeaux Montaigne, le professeur Samir Marzouki, de l’Université de Tunis, a prononcé une conférence qui constituait un bel hommage au bilinguisme et à la bi-culturalité.

 Lorsqu’on est au début de l’apprentissage de la langue arabe et que chaque pas est lourd comme un Everest, on reste ébloui par la capacité du professeur Marzouki à s’exprimer aussi bien en arabe, sa langue maternelle, qu’en français : il semble échapper aux lois de la gravité linguistique ! Il parle dans un français soutenu, imparfait du subjonctif inclus et cite de mémoire de longs poèmes en arabe.

  Né à Tozeur, dans le sud du pays, il reçut une éducation religieuse dans la seule langue arabe. Adulte, il regretta de ne pas posséder aussi le français, se comparant à un oiseau qui ne possèderait qu’une seule aile.

 Chebbi se prit de passion pour le romantisme européen, et avala avec boulimie tous les ouvrages de Musset, Lamartine, Hugo, Keates, Byron ou Novalis qui lui tombaient sous la main, traduits  en Egypte ou au Liban. Ses poèmes charrient les grands thèmes du romantisme : la sanctification de la nature et du corps, l’amour comme flambeau de lumière magique descendue du ciel, la déréliction du poète, voleur de feu incompris et maudit de ses contemporains, le sanglot des misérables, la fascination de la mort.

 Lorsque Chebbi écrit son œuvre, vers 1930, le romantisme est mort en Europe depuis des décennies. Mais en Tunisie, il provoque un véritable tsunami intellectuel et rend obsolète d’un seul coup la poésie de son temps.

 À défaut d’être bilingue, Chebbi fut un révolté avide de nouveautés. Il avala goulument une culture étrangère pour la transposer dans sa propre langue et son propre univers. Samir Marzouki souligne la similitude avec la démarche de Baudelaire : traduisant Edgar Allan Poe avant d’écrire ses propres poèmes il était devenu un « passeur culturel » entre l’Amérique et l’Europe, comme Chebbi le fut entre l’Europe et le Maghreb.

 Abou el Kacem Chebbi est mort de tuberculose à l’âge de 25 ans. Il a inauguré un nouvel âge de la poésie tunisienne. Il est aussi un magnifique exemple d’intellectuel avide et curieux, résolu à regarder au-delà de son petit monde et à se laisser bousculer par des idées venues d’ailleurs.

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