Dans « Le continent des imprévus, journal de bord des temps chaotiques » (Manitoba / les belles lettres, 2015), Patrick Lagadec raconte son itinéraire intellectuel et professionnel de quatre décennies, des risques technologiques majeurs à l’apprivoisement de la surprise.
« À ce stade du voyage, écrit Patrick Lagadec, nous sommes comme Magellan, perdus dans ce qui n’est pas encore un détroit cartographié, mais un dédale incompréhensible, quelque part au bord de la carte, en lisière de mondes inconnus ».
La navigation de Patrick Lagadec a commencé dans les années soixante-dix lorsque, chercheur à l’École Polytechnique et consultant, il s’intéressa aux catastrophes de grande ampleur liées à des industries (accidents chimiques ou nucléaires…) ou encore à des transports en masse (marées noires).
Dans les années 1980, son horizon s’élargit à la gestion de toutes les crises, quelles que soient leur origine, naturelle (inondations, séismes…) ou humaine (y compris le terrorisme). Il devient l’un des pionniers de la gestion de crise en France. Et lorsque le sujet devient mieux maîtrisé, que de nombreuses entreprises ou institutions se dotent de manuels et de cellules de crise, il se spécialise dans les crises hors cadres, celles précisément qui, par la multiplicité des enchaînements, échappent à la prévision.
C’est au pilotage en univers inconnu que Patrick Lagadec se consacre depuis une quinzaine d’années. Son livre, qui regorge de situations vécues et d’anecdotes, retrace son parcours.
Il raconte par exemple qu’en 2005, l’un des participants à un séminaire qu’il donnait était militaire de carrière. « Pendant tout le séminaire, il afficha une attitude qui finit par agacer sensiblement ses congénères civils. En effet sur tout sujet dans tous les exercices, il ne cessa de faire remarquer que les civils ne pouvaient prétendre piloter les crises comme il savait le faire. Grâce au cadre militaire, il avait la doctrine, la méthode, les outils qui apportaient d’emblée les solutions (…)
« Deux semaines plus tard, j’étais donc cette fois à l’université René-Descartes. Un militaire était à nouveau au nombre des auditeurs. Mais très vite je vis combien son ADN était différent, et même davantage : radicalement opposé. Il excellait dans toutes les simulations hors cadre. Il était parfaitement en phase quand je proposais mes analyses (à peine avais-je commencé une phrase qu’il pouvait la terminer comme j’allais le faire). Il venait des forces spéciales. Il nous expliqua que, s’il s’était contenté de rester dans les cadres appris, il ne serait pas avec nous dans ce mastère : il serait mort depuis longtemps (…) Il expliqua à ses collègues, très intéressés, que, précisément, il avait embrassé la carrière militaire pour cette raison que c’était le lieu par excellence où il fallait se poser des questions, inventer, dessiner de nouvelles cartes, reconfigurer et recombiner les outils ».
La formule qui revient tout au long de l’ouvrage, c’est « se préparer à être surpris ». La tentation permanente est de se dire que tout est sous contrôle, de s’en remettre aux experts (si possible en sciences dures), de ne pas inquiéter le ministre ou l’opinion publique. « Se préparer à être surpris », c’est au contraire apprendre à se poser les questions qui dérangent, c’est fonctionner en réseau, c’est écouter au lieu d’asséner des certitudes.
« Le continent des imprévus » n’est pas un livre pour spécialistes. Il est vivant, souvent drôle (même s’il s’agit parfois d’humour noir), concret. Toute personne s’intéressant à comment déchiffrer notre monde sans cartes le lira avec profit.
Une réflexion sur « Le continent des imprévus »