Justice9 juillet 20140Réforme pénale

Le Sénat a adopté fin juin le projet de loi de Christiane Taubira sur la réforme pénale, assorti d’amendements qui vont dans l’esprit initial de la réforme, mais ont été par la suite affadis par la commission mixe Sénat / Assemblée. La contribution du Juge Antoine Garapon a été particulièrement intéressante.

Le projet de loi institue une peine de « contrainte pénale ». Elle devient la peine principale pour des délits pour lesquels de courtes peines de prison sont aujourd’hui encourues et qui n’impliquent pas de violence aux personnes (dégradations mineures, délits de fuite, usage de stupéfiants, occupation de halls d’immeubles, conduite sans permis).

 

Antoine Garapon
Antoine Garapon

Dans son blog du journal Le Monde, Franck Johannès cite longuement l’audition d’Antoine Garapon par la Commission des Lois du Sénat le 14 mai 2014.

 Antoine Garapon est magistrat, docteur en droit, juge des enfants pendant de nombreuses années avant de rejoindre l’Institut des hautes études sur la justice comme secrétaire général en 1991. Il est l’auteur notamment de Bien juger, Essai sur le rituel judiciaire en 1997, de Les nouvelles sorcières de Salem, Leçons d’Outreau en 2006 et de La raison du moindre État, Le néolibéralisme et la justice en 2010. Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, il anime l’émission Le bien commun sur France Culture (le jeudi, de 15 h à 15 h 30).

 Devant la Commission des Lois du Sénat, Antoine Garapon place son intervention dans le champ de la philosophie.

 La rupture du lien entre sanction et souffrance

 « Ce projet de loi consacre d’abord une rupture symbolique en substituant à l’idée de peine comme souffrance celle de la peine comme contrainte. Plus qu’un tournant sémantique, c’est un tournant conceptuel. Pour Paul Ricœur, la peine est un défi pour la philosophie puisqu’en imposant une souffrance, elle reconduit le mal sans pouvoir le justifier. Prisonnière de sa gangue archaïque, elle ne résout pas le problème du mal : nul lien logique entre le mal commis et le mal infligé : « Quoi de commun entre le souffrir de la peine et le commettre de la faute ? » L’équivalence relève du mythe : la souillure que constitue l’atteinte à l’ordre public doit être annulée – sinon résolue – par une autre souillure, la peine infligée. Comme disait Camus à propos de la peine de mort, les institutions ne peuvent pas justifier le mal qu’elles infligent. Ricœur dit : « Le mal, c’est ce contre quoi on lutte, quand on a renoncé à l’expliquer ». La peine est, elle aussi, de l’ordre d’un sacré obscur. En l’infligeant, on renonce à l’expliquer. On pourrait penser que la contrainte pénale ne change pas grand-chose par rapport à l’actuel sursis avec mise à l’épreuve ; mais pour la première fois, le législateur rompt le lien entre sanction et souffrance. C’est une avancée majeure. Les passions que soulève ce projet de loi confirment ce caractère novateur. Mais ce travail en négatif – la coupure entre peine et souffrance – se poursuit-il positivement, par des mesures concrètes ?

 Une politique de ce qui marche

 » Autre nouveauté du projet de loi : un grand pragmatisme dans la méthode. Une conférence de consensus a dressé un état des connaissances, de manière à construire ce que les Anglo-saxons appellent une « what works policy » : une politique de ce qui marche – la France est très en retard quant aux études de ce type, soit dit en passant. D’où le trépied : risques, besoins, réceptivité. Autre preuve de ce pragmatisme, le souci d’accompagner toutes les transitions et d’éviter les sorties sèches.

 La peine devient ambulatoire

 » Le projet de loi propose un nouveau vocabulaire de la sanction, très moderne. Le prononcé d’une peine est un moment d’intimité pour une société ; on ne ment pas quand il s’agit de punir. Le texte crée un nouveau rapport à l’espace, au temps, au sujet, et au lien social. La peine devient ambulatoire. En un siècle qui n’est plus celui de l’enfermement, de l’assignation, des lieux de regroupement comme l’usine, la prison ou l’hôpital, la peine est nomadisée, décentralisée : on contrôle sans interdire de circuler, comme le font le contrôle médicamenteux de la libido ou le bracelet électronique. La sanction cesse d’obéir à la perspective classique d’un temps programmé, pour être sans cesse réévaluée. Elle conçoit différemment le sujet, qui devient tout à la fois le problème et la solution ; c’est dans la personnalité et la trajectoire que l’on trouve la sanction. Les Anglo-saxons accordent une grande importance à la réceptivité : une peine qui fonctionne est une peine bien reçue par la personne qui en est l’objet. Avec l’idée d’un horizon de vie responsable, enfin – une vie exempte de risques pour autrui –, on échappe à la catégorie de la morale pour entrer dans celle de la réduction des risques.

 Disséminer la fonction régalienne

 « Le lien social, désigné par le mot « civisme », est en effet la condition, le moyen et la finalité de ce nouvel esprit des institutions. Nous sommes condamnés à vivre en société avec nos conflits : c’est notre humaine condition, pour jouer avec les mots. Il faut considérer l’homme comme à la fois souffrant et agissant, fragile et capable. Plutôt que de traiter les sujets fragiles à partir du principe organisateur républicain, quasi religieux, de la Loi – avec une majuscule – ou à partir du principe libéral des droits d’un individu totalement rationnel et libre de gouverner sa vie, il faut partir de la réalité concrète des individus, faite de conflits et de faillibilité. La dissémination d’une fonction régalienne sera une des clés de la réussite de cette réforme. Elle dépend de la collaboration de nombreux acteurs, dont la plupart ne sont pas des acteurs publics : associations, voisins, community. Il faudra donc stimuler, organiser, financer le tissu social autour de la peine, qui dans notre pays relève encore exclusivement du régalien. Or cela n’est plus possible ; nous n’en avons plus les moyens. Accepter cette vérité douloureuse – ce qui est peut-être plus difficile pour un Français que pour d’autres – est une des conditions pour avancer.

 Les victimes ne sont pas une catégorie à part

 « Ne construisons pas les victimes comme une catégorie à part. En tant que juge des enfants, j’ai eu à connaître d’affaires gravissimes d’incestes et d’abus sexuels. Les victimes, dont la vie est pourtant détruite, ne demandent pas forcément un temps d’incarcération plus long, extrêmement culpabilisateur pour elles, gênant pour leur travail thérapeutique. Cela est bien sûr très différent du cas des victimes de l’insécurité dans la rue. Mais rappelons que le lieu le plus dangereux, où le risque d’être tué est le plus grand, c’est le lit conjugal ! La loi promeut une nécessité d’information des victimes. Or toutes ne souhaitent pas être associées au procès : certaines sont vindicatives, d’autres non. La victime a pris aujourd’hui une connotation politique ; or il n’y a pas, pour Ricœur, de condition ontologique : vous n’êtes pas victime parce que noir, femme, immigré, mais bien victime d’un événement, d’une action, donc forcément de façon transitoire.

 La contrainte pénale concerne certaines infractions. La peine comme rétribution, y compris dans sa dimension archaïque, a encore un sens pour un certain nombre de crimes et délits. Mais il existe une zone intermédiaire d’inadaptés sociaux, que les juges des tutelles voient entrer très tôt dans ce régime et qui n’ont pas encore accédé à une vie adulte et responsable. Ni la peine, ni la victime, ni le droit pénal ne sont des catégories uniques. »

La contrainte pénale, une peine sans référence à la prison
La contrainte pénale, une peine sans référence à la prison

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