Sauve-toi, la vie t’appelle

Dans « Sauve-toi, la vie t’appelle » (Odile Jacob, 2012), Boris Cyrulnik raconte son enfance traquée pendant la guerre puis « encryptée » après la libération. A partir de son expérience, il décrit le fonctionnement de la mémoire traumatique.

  « Transhumances » a publié des notes de lecture sur « si c’est un homme », de Primo Levi, et « W ou le souvenir d’enfance », de Georges Perec. Ces deux ouvrages naissaient du devoir impérieux de témoigner de l’horreur absolue de la machine d’extermination nazie, et de la conscience l’irrecevabilité de ce témoignage par une opinion publique soucieuse de tourner la plage.

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Un article évoque aussi une exposition, à la Synagogue de Bordeaux, commémorant la rafle du 10 janvier 1944. Des Juifs avaient été arrêtés dans le sud-ouest de la France et emprisonnés dans la Synagogue en préparation de leur déportation. Boris Cyrulnik, âgé alors de 6 ans, était de ceux-là. Un important dispositif policier avait été mis en place pour l’arrêter, lui, un enfant, chez la famille qui le cachait.

 Se sauver

 Le petit Boris n’eut qu’une idée en tête : s’évader ou, pour reprendre le titre du livre, se sauver. Il parvint à se camoufler au plafond de toilettes pendant que les prisonniers étaient transférés dans des autobus vers la gare, vers Drancy, vers Auschwitz. Lorsqu’ils furent partis, une infirmière le dissimula dans une camionnette, sous le matelas d’une mourante. Jusqu’à la libération, il fut caché par des familles et dans des institutions.

 Les souvenirs de la guerre sont inattendus. Cyrulnik raconte qu’il a vécu son arrestation avec euphorie : enfin du mouvement après des mois de confinement solitaire ! Après son évasion, s’ouvre une période de clandestinité : « dans mes émotions, l’anesthésie de la mort imminente alternait avec le plaisir de la vie retrouvée. »

 Curieusement, c’est donc après la libération que l’enfant connait sa plus grande souffrance. Sur le plan personnel, il est déchiré entre sa tante Dora et Margot, l’institutrice qui l’a recueilli après la déportation de sa mère, les deux femmes se disputant sa garde. Mais c’est l’obligation de cacher son histoire, après avoir été lui-même caché, qui est douloureuse : « pendant la guerre, on fait secret pour ne pas mourir. Après la guerre, on continue à se taire pour ne partager avec les autres que ce qu’ils sont capables d’entendre. »

 Dans la crypte

 Boris descend dans sa crypte, au sens d’un moi profond qu’il ne peut partager. Sa crypte aussi au sens « d’encryptage » de son histoire : il est bavard, aime raconter des histoires et on se demande d’où tout cela lui vient. Mais c’est son histoire à lui qui affleure sous les fictions qu’il propose aux autres pour qu’ils l’écoutent.

 A partir de là, le psychiatre et ethnologue Cyrulnik conduit une réflexion sur la mémoire traumatique. Celle-ci est sélective et ajoute des éléments allogènes : c’est ainsi que les quelques marches de la Synagogue de Bordeaux se transforment, dans la mémoire de l’adolescent et de l’adulte que devient l’enfant évadé, en escaliers dignes de ceux du Saint Petersburg d’Eisenstein. Comme pour une représentation théâtrale, on réarrange sans cesse des bribes du passé pour leur donner une cohérence et se rassurer.

 Après la guerre, les rescapés des persécutions n’ont pas eu droit à la parole, car l’heure était à la fête, à l’oubli et à la reconstruction : « j’avais vu la mort et j’en étais revenu. Impossible d’en parler, les normaux craignent les morts, ils ont peur des revenants. »

La mémoire possible 

Ce n’est que peu à peu que la parole, gelée, a pu couler de nouveau. Des jalons du dégel furent le film d’Alain Resnais « nuit et brouillard » (1955), le documentaire de Claude Lanzmann « Shoah » (1985) et le procès de Maurice Papon entre sa première inculpation en 1981 et sa condamnation à dix ans de prison en 1998. Rappelons que Maurice Papon était secrétaire général de la Préfecture de la Gironde en 1944 et que ce fut lui qui signa l’ordre d’arrestation des Juifs qui allaient constituer le convoi du 10 janvier ; il fit ensuite une brillante carrière jusqu’à devenir ministre dans le gouvernement de Raymond Barre.

 Fallait-il pardonner à Maurice Papon ? « Le choix n’est pas entre punir ou pardonner, dit Cyrulnik, mais entre comprendre pour gagner un peu de liberté ou éprouver le bonheur dans la servitude. » Le petit garçon qu’il était en 1944 avait déjà clairement choisi.

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